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Arrivée à Timbo. — Description de cette capitale. — L’almamy Oumar. — Parallèle entre lui et Sori Ibrahima. — Fête religieuse du Kori, ou quatrième mois de l’année musulmane. — Curiosité fatigante. — Une imprudence de Cocagne. — Mon ami Ndiogo.

Pendant que l’almamy prenait la direction du nord, j’aurais voulu sans retard prendre la route du sud-est qui mène à Timbo. Mais je dus céder aux instances du chef de Porédaka qui me supplia de remettre mon départ jusqu’à ce qu’il eût pu exécuter l’ordre que Sori lui avait donné de tuer et de dépecer un bœuf en mon intention. Cette opération ne prit pas moins de deux jours à l’honorable magistrat. Je profitai de ces retards pour aller reconnaître, à quelques lieues de là, les sources du Sénégal. Du haut d’une ligne de faîtes qui court entre Faucoumba et Porédaka, je vis le fleuve naissant, coulant du nord-est au sud-est.

Deux jours plus tard, après avoir suivi une partie de la corde du grand arc décrit par le Sénégal autour du plateau de Timbo, je me trouvai en face de cette petite ville. Bâtie au pied d’une montagne de deux cent cinquante à trois cents mètres d’élévation, elle a à peine la dimension et la population de Faucoumba (3000 habitants). Elle n’en est pas moins la capitale de tout le Fouta-Djalon et le chef-lieu d’une province dénommée d’après elle et directement administrée par l’almamy. Son nom lui vient du mot peulh timé, qui signifie limite, fin, et qui fut donné à la vallée, où elle s’éleve aujourd’hui, lorsque les Foulahs vainqueurs des Djalonkés y pénétrèrent et crurent que leurs conquêtes s’arrêteraient là.

Pendant que, assis sous un vieux bombax en face de la ville, je repassais ces particularités dans ma mémoire, les anciens de la cité, avertis de mon arrivée par Alpha Kikala, le héraut d’armes, délibéraient, suivant l’antique usage, sur l’admission de l’étranger dans leurs murs. Pure formalité en cette occasion, la délibération de cette municipalité africaine se termina par une invitation pressante de venir occuper la demeure qui m’était préparée. Kikala m’apprit en outre que l’almamy Oumar lui-même devait revenir dans la soirée de sa maison des champs pour me recevoir officiellement le lendemain.

En conséquence, à l’heure de midi, vêtu d’une simple chemise de laine et d’un large pantalon, chaussé de grandes bottes poudreuses et coiffé d’un immense chapeau de paille, ayant enfin l’apparence de n’importe quoi plutôt que d’un officier français, je fis mon entrée dans la capitale du Fouta-Djalon, et j’allai m’installer dans la maison d’un des serviteurs de l’almamy.

Arrivé assez tard dans la soirée, celui-ci m’envoya chercher le lendemain par un Foulah du Bondou, qui remplissait auprès de sa personne des fonctions correspondantes à celles de premier chambellan, ou, si l’on veut, d’introducteur des ambassadeurs.

À la première vue je fus frappé des dissemblances qui existent entre les deux almamys du Fouta-Djalon. Les traits d’Oumar expriment à la fois la douceur, l’énergie et la dignité. Le souverain pouvoir semble chez lui chose naturelle ; son rival s’étudie à le porter avec affectation. Âgé de quarante à quarante-deux ans, Oumar tend comme Sori à l’obésité, et chose étrange, ils sont peut-être les seuls, dans tout le pays soumis à leur autorité, qui soient menacés de cette infirmité. Ceci tient sans doute au genre de vie sédentaire auquel ils sont condamnés tous les deux. Oumar, en outre, est très-noir de teint ; car sa mère et sa grand’mère étaient de sang djalonké. Il doit à cette circonstance de pouvoir compter sur l’appui de toute cette partie de la nation.

Sori ne m’avait pas même invité à m’asseoir devant lui ; Oumar eut la délicatesse de me faire apporter un fauteuil qui lui venait de Kakandy.

Notre entretien s’ouvrit naturellement sur le message qu’il avait fait tenir au gouverneur du Sénégal par le commandant de Kéniéba, et sur la réponse que M. Faidherbe m’avait chargé de lui remettre.

« C’est moi, ajoutai-je, qui ai décacheté cette lettre pour en communiquer le contenu à Sori Ibrahima. On m’avait assuré que tu avais déposé le pouvoir en ce moment, et je crois qu’un homme animé de bonnes intentions doit d’abord s”adresser au chef réel du pays où il se présente. Je ne saurais trop me féliciter de ce que Sori m’a envoyé vers toi au lieu de me garder auprès de lui ; car c’est toi que le gouverneur connaît ; c’est toi que tous les Français connaissent et préfèrent, car nous avons tous lu le livre où M. Hecquard raconte avec quelle bienveillance tu l’as reçu.

— Je suis très-content, me répondit l’almamy, de l’arrivée d’un Français près de moi. Je les aime beaucoup, et je sais aussi que le gouverneur a pour moi autant d’estime que j’en ai pour lui. Tu es ici chez toi. Tout ce dont tu auras besoin, je m’efforcerai de te le procurer, et si j’oublie quelque chose tu me feras plaisir de me le rappeler. »

L’entretien se prolongea longtemps sur ce ton bienveillant : L’almamy parut éprouver une joie sincère en apprenant que M. Hecquard avait été récompensé de ses voyages par l’obtention d’un poste important[1], et me souhaita, en termes chaleureux, la même chance heureuse à mon retour dans le pays des blancs.

« Je serai assez payé de mes fatigues, répondis-je en manière d’aphorisme oriental, si mon voyage est utile à ton pays et au mien. Le bien accompli est la plus belle récompense du juste. »

Le soir de ce même jour, qui était celui de la nouvelle lune, après que les premières réjouissances célébrant la fin du Ramadan se furent calmées, et que la cité tout entière parut plongée dans le repos comme dans le silence, je sortis subrepticement de ma case, suivi de Cocagne et précédé de Mousa, un natif du Bondou attaché à la cour de l’almamy. Tous les trois, marchant à pas de loup et recherchant l’ombre la plus épaisse, nous avions l’air de maraudeurs allant faire un mauvais coup. Jamais

  1. M. Hecquard, aujourd’hui consul de France à Scutari, a visité successivement, de 1849 à 1852, le Gabon, le Grand-Bassam, la Cassamance, Albreda sur la Gambie et le Fouta-Djalon. La relation de ses voyages a été publiée en 1853 sous le titre : Voyage sur la côte et dans l’intérieur de l’Afrique occidentale, un vol. grand in-8.