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pour l’avenir. De là des guerres et des rivalités interminables.

Le 15, à la tombée de la nuit, j’atteignis Porédaka, bourgade à peu de chose près aussi grande que Faucoumba. L’almamy Sori Ibrahima y arriva le lendemain. Le soir même il me donna audience.

Ce ne fut pas sans quelque émotion que j’abordai ce personnage dont M. Hecquard avait tant eu à se plaindre. Sori peut avoir aujourd’hui de quarante à quarante-cinq ans ; Foulah de sang presque pur, il a un teint rougeâtre, comme celui de certaines statues égyptiennes ; ses cheveux lisses, même soyeux, commencent à grisonner ; l’expression dure de ses traits et son obésité précoce lui donnent assez l’air d’un Romain de la décadence.

Après les salutations préalables, je lui dis que le chef des blancs de Saint-Louis m’envoyait à lui pour lui remettre une lettre et l’engager à diriger dorénavant, d’une manière suivie, les caravanes de ses sujets sur nos comptoirs de Kakandy et de Sénoudébou.

« Je suis content, me répondit-il, très-content, très-content (sic) de ton arrivée dans le Fouta-Djalon. Va partout où tu voudras, agis comme tu l’entendras ; tu n’auras ici pour guide que ta volonté après celle de Dieu. »

Après l’avoir remercié de ces paroles bienveillantes et fort inattendues, je l’avoue, je crus devoir reprendre mon thème obligé sur les avantages que son peuple ne pouvait manquer de retirer du développement de ses relations commerciales avec nous.

« Je penserai à tout cela, me dit-il en m’interrompant, et nous en reparlerons plus tard. En attendant va trouver mon collègue Oumar. C’est à lui que la lettre de ton chef est adressée, et causer avec lui ou avec moi, cela revient au même ; maintenant nous ne faisons qu’un. »

Enchanté de cette proposition, qui allait au-devant de mes désirs, mais pouvant craindre qu’elle ne cachât un piége diplomatique, je ne crus pas devoir l’accepter sans autres explications.’

« Le chef des blancs, dis-je à Sori, m’envoie auprès de l’almamy du Fouta-Djalon, et non auprès d’un homme en particulier. Si la lettre est adressée à Oumar, c’est que le gouverneur du Sénégal le croyait encore en possession du pouvoir, et si je vais le voir maintenant, ce ne sera qu’avec ta permission.

— Eh bien, dit Sori, en hésitant quelque peu, décachette la lettre. »

La lecture de cette missive dura plus d’une heure. Le royal auditeur en pesait longuement chaque expression et terminait invariablement ses commentaires par quelque affirmation approbative, comme bien ! c’est vrai ! cela est avantageux. Enfin il me remit la lettre en me priant de la recacheter soigneusement. Évidemment mon homme avait peur d’Oumar et voulait mettre, vis-à-vis de ce rival en puissance, sa responsabilité à couvert.

Peu après mon retour au logis, je vis arriver des serviteurs de Sori ; ils m’apportaient un copieux souper. Le chef du village et le propriétaire de ma case en firent autant. Dans ce triple menu figuraient six énormes calebasses de riz ou de sanglé au mil, que les six noirs de ma suite firent immédiatement disparaître jusqu’au dernier grain et sans qu’aucun d’eux en éprouvât le moindre embarras gastrique. Je cite en passant cette preuve de l’élasticité de l’estomac du nègre ; il se distend ou se contracte avec une égale facilité suivant les circonstances.

Le lendemain, apprenant que l’almamy allait repartir pour Faucoumba, je me hâtai de lui porter le cadeau qui lui était destiné par M. Faidherbe : un beau fusil de chasse dans une boîte assortie, avec approvisionnement de poudre fine et de capsules. Sori reçut ce présent avec une joie non dissimulée. On eût dit un enfant contemplant un jouet longtemps désiré. La boîte et ses accessoires excitaient surtout son admiration. Un demi-baril de poudre de traite que je lui fis donner en sus, sur sa demande, acheva de le mettre en belle humeur. Au moment de me quitter il me secoua énergiquement la main et me tordit le bras en manière d’effusion amicale.

Ceci fut considéré par son entourage comme une haute et insigne faveur.

Tous ceux qui en avaient été témoins, crurent peu séant de me laisser retourner seul à ma case et me firent jusqu’à ma porte un cortége d’honneur. Puis chacun voulut savoir le nom d’un homme si bien en cour ; Cocagne leur dit que je me nommais Lambert.

Ils voulurent savoir comment ce nom devait s’exprimer en peulh.’

« Mais la même chose qu’en français, dit Cocagne, un homme, qu’il s’appelle Abdoulaye ou Lambert, garde son nom dans toutes les langues.

— Mais, objecta un des interlocuteurs, M. Hecquard s’appelait ici Boubakar.

— Alors, cherchez ! » riposta l’honnête marin poussé à bout.

Et toutes les cervelles présentes se creusèrent pour découvrir la solution du problème qu’elles venaient de se poser.

« J’ai trouvé ! » s’écria enfin un vieux marabout d’un ton augural. Toutes les oreilles s’ouvrirent avec la plus religieuse attention.

« Lambert, dit le saint homme, est la même chose que Abbert, et Abbert en peulh c’est Abbas.

— C’est cela même, dis-je en intervenant. Change maintenant mon prénom en Aboul et tu auras mon nom tout entier.

— Aboul-Abbas ! s’écria le vieux marabout, enchanté de sa science et en même temps fort surpris que je connusse ce personnage de l’histoire du califat[1]. »

À partir de ce moment, je fus baptisé et classé dans la mémoire de ces braves gens, et les voyageurs qui viendront après moi dans le Fouta-Djalon entendront certainement parler de leur prédécesseur français Aboul-Abbas, auquel l’almamy Sori Ibrahima fit un accueil si distingué, qu’il daigna, par une faveur toute spéciale, lui tordre le bras.

  1. Aboul-Abbas, premier calife de la race des Abassides, régna de 750 à 754 de notre ère.