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d’un rocher à pic qui domine toute la contrée. Derrière Nemroun, on distingue à l’horizon les cimes neigeuses de la chaîne centrale, tandis que, dans la partie méridionale, on voit des forêts d’un aspect majestueux et des plaines immenses, où des Turkomans campent et font paître leurs nombreux troupeaux.

Nemroun n’est pas un village, c’est une yayla ou résidence d’été. Tout autour et au pied du château sont groupées de petites maisonnettes en bois entourées chacune d’un verger ; c’est là que les habitants de Tarsous et d’Adana viennent chercher pendant l’été la fraîcheur et goûter les douceurs de la villégiature.

Le château de Nemroun, l’un des principaux fiefs de la couronne d’Arménie au moyen âge, occupe tout le sommet du rocher qu’il domine (voy. p. 408). C’est une vaste construction militaire, d’une forme assez irrégulière et défendue par de hautes murailles. Paul Lucas, qui le visita, étonné de la prodigieuse hauteur des portes de ce château, affirme avec sa naïveté habituelle que ce château fut construit par des géants. La critique, qui n’est pas tenue de s’en rapporter à Paul Lucas, prétend au contraire que cette construction ne remonte pas plus haut que le onzième siècle, puisque sur ses portes sont sculptées les armes d’Arménie, représentant le lion couronné et passant à gauche.

L’aga du village chez qui nous nous installons s’offre de nous conduire au défilé du Kulek-Boghaz. En sortant de Nemroun et après avoir franchi les hauteurs qui séparent cette localité des portes de Cilicie, nous débouchâmes dans les vallées qui avoisinent le Kulek.

Nous fîmes halte à Kulek-Maden, où est établie une usine pour l’extraction du plomb argentifère. Cette usine, qui était en exploitation à l’époque de la domination égyptienne, est aujourd’hui presque abandonnée. Le minerai est tiré de la montagne de Boulghar-Dagh. D’après les conseils du guide, nous partîmes au lever du soleil, pour arriver de bonne heure dans un village voisin du défilé.

Nous continuons toujours notre route vers l’est, et nous traversons plusieurs villages de Turkomans sédentaires, Basen-Tchukurun et Kulek-Koi. C’est dans ce dernier village que nous nous établissons pour effectuer le passage du Kulek-Boghaz, étroit défilé creusé par un torrent et à travers lequel passe la route qui conduit jusqu’à Tarsous en Cappadoce. Un château, que les géographes et les chartes d’Arménie appellent Gouglag, défendait l’entrée de ce passage au sud. À la fin du dernier siècle, lorsque les bandes de Tchapan-Oglou exerçaient leurs brigandages, le Kalek-Kalessi, qui servait de repaire à ce chef montagnard, était un lieu redoutable pour les habitants de la contrée et les caravanes.

À toutes les époques, le passage des portes de Cilicie était considéré comme un point stratégique de la plus haute importance. Et en effet le défilé par lequel il faut nécessairement passer quand on vient de Cappadoce ou qu’on s’y rend de Tarsous est creusé profondément entre deux rochers à pic, hauts de plus de cent mètres, et dont les sommets sont couverts d’arbres séculaires. L’aspect de ce défilé offre beaucoup de ressemblance avec celui de Darial, au Caucase, et ne le cède en rien aux sites les plus pittoresques des Alpes. La forêt qui couvre les sommets et les pentes des montagnes consiste en arbres résineux, cèdres, chênes, platanes et autres. Les eaux du torrent, en s’écoulant rapidement la travers les rochers, forment une série de bruyantes cascades du plus bel effet.

Quand on a contourné la base de Kulek-Kalessi, le défilé se resserre tout à coup, et l’on voit devant soi deux rochers à pic sur lesquels des inscriptions ont été gravées ; seulement, les infiltrations des eaux, en rongeant la pierre, ont fait disparaître la plus grande partie des lettres. Xénophon, qui traversa les portes de Cilicie, donne la description du défilé, et son exposé est d’accord avec l’état actuel des lieux. Quinte Curce raconte qu’Alexandre, en franchissant les portes, s’empara du château qui en défendait l’entrée. Le Kulek est plein encore des souvenirs du passage des croisés, et les gens du pays montrent encore l’arbre au pied duquel leur chef s’assit pour voir défiler les bataillons chrétiens qui marchaient à la conquête des lieux saints et à la délivrance du tombeau du Christ.

Quand on a franchi le défilé, on se trouve en présence d’une immense vallée entourée de tous côtés par de hautes montagnes. En 1832, Ibrahim-pacha, alors maître de la Karamanie, qu’il avait conquise sur le sultan, fit élever, en avant du défilé, des ouvrages avancés qui sont là pour attester l’importance que le général égyptien attachait à la possession de ce passage. Ces fortifications sont à une heure de cheval de l’entrée des portes au nord, et à douze heures de Tarsous par une voie romaine que les Égyptiens restaurèrent avec soin. La ligne des retranchements a été dirigée de l’est-sud-est à l’ouest nord-est, et la distance qui sépare les points extrêmes est de trois mille cinq cents mètres. Ces ouvrages comprennent huit bastions, une tour et un blokhaus, armés de plus de cent bouches à feu. Quand a éclaté la guerre entre la Russie et la Porte en 1853, les Turcs ont enlevé tous les canons du Kulek-Boghaz et les ont fait transporter à Constantinople. Les forteresses sont donc aujourd’hui entièrement dégarnies de leur artillerie, et l’incurie musulmane laisse ces importantes constructions militaires dans un état d’abandon qui prouve à quel point d’indolence en est arrivée l’administration turque. Nous passons la nuit dans un khan bâti à peu de distance des ouvrages et près duquel coule une fontaine d’eau vive. Dès que l’on a dépassé les fortifications d’Ibrahim-pacha, on débouche sur un plateau situé au centre des hautes montagnes qui constituent la masse principale du Boulghar-Dagh. Arrivé à la distance de trois heures du Kulek, le plateau aboutit en se rétrécissant à un étroit vallon arrosé par un ruisseau, dont les eaux s’écoulent rapidement vers le nord-nord-est, et qui est bordé de chaque côté par de très-hautes montagnes nommées l’Allah-Tipessi et l’Annacha-Dagh. Derrière ces hauteurs, on aperçoit les cimes du noyau central du