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L’incantation des soixante-dix mille pierres. — La belle fille et le grand poisson noir.

C’était au mois de décembre ; l’équinoxe n’avait pas amené les pluies ordinaires, et le ciel implacable conservait une effrayante sérénité. Après la prière publique du vendredi, toute la population sortit de la ville à la suite du pacha, du cadi, des imans de toutes les mosqués ; la garnison, avec armes et bagages, tambours et musique en tête, alla se mettre en ligne de bataille auprès d’un puits situé vers le milieu du Song-ettelâtè.

Quand les-cris prolongés de : Amin ! Amin ! eurent retenti, pour clore la longue prière récitée à haute voix par le plus vieux des imans, le gouverneur général, s’armant d’une pioche, commença dans le sable une tranchée peu profonde, qui du puits se dirigeait vers la mer ; l’ouvrage entamé, une foule de travailleurs volontaires s’y mirent avec zèle, et en quelques minutes le fossé était terminé. Alors des merâbouts jetèrent dans le puits soixante-dix outres en peau, dont chacune contenait mille petites pierres comptées avec soin, et s’acharnèrent à tirer de l’eau du puits pour la verser dans la rigole, qui devint ainsi un petit ruisseau. En même temps, une troupe d’enfants entourait le cadi, lui lançant des poignées de sable et de gravier, jusqu’à ce que ce vénérable magistrat, dépouillé de son turban et les pieds nus, prit le parti de fuir vers la ville. Pour achever l’opération magique, aussitôt après la retraite du cadi, les troupes se mirent en marche vers la mer, entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-jambe, et défilèrent ainsi le long de la grève en pataugeant d’une manière consciencieuse.

La pluie ne vint pas ce jour-là… ni les jours suivants… mais une semaine plus tard le vent tourna à l’ouest, de gros nuages gris se mirent à glisser, bas et lourds, dans l’atmosphère jusqu’alors vide ; enfin les cataractes célestes s’ouvrirent et inondèrent le pays. Évidemment ce déluge, qui n’avait d’étonnant que de s’être fait si longtemps attendre, était le résultat de la puissante incantation des soixante-dix mille pierres. Homme sans foi, qui aurait pu en douter !

Pourtant, tout en protestant à cet égard la conviction la plus soumise, je n’ai pu résister à la curiosité, et j’ai fait tous mes efforts pour avoir l’explication de la cérémonie magique. Vain espoir ! la symbolique la plus compliquée ne suffirait pas à en rendre compte, et je ne peux y voir qu’un amalgame indigeste de superstitions, qui toutes diffèrent d’âge et d’origine. Ainsi, les outrages officiels infligés au cadi, sa fuite devant les enfants qui l’accablent d’injures, c’est une allégorie musulmane qui se rencontre en d’autres contrées de l’Orient ; la sécheresse est un fléau dont Dieu punit les pécheurs, car la pluie s’appelle bénédiction, baréket, ou signe de miséricorde, rahmet. Or, l’injustice étant le plus grand des péchés, celui qui tient les balances de la loi représente assez convenablement la source de toute injustice, de même que les enfants ont le privilége de personnifier l’innocence. On donne donc satisfaction à la justice éternelle en malmenant le cadi ; et même, dans certains endroits, la compensation est plus sérieuse, on lui applique respectueusement des coups de bâton très-réels dans l’intérêt général. J’écarte cet élément de l’incantation, comme étant de toute évidence une importation musulmane ; de même aussi le bain de pieds des soldats me semble un enjolivement amené par le besoin qu’éprouve l’autorité de prendre une part active à la démonstration.

Reste ce procédé bizarre de vider un puits et d’y jeter soixante-dix mille pierres, c’est la partie vraiment indigène de la cérémonie, et du milieu des commentaires incohérents que j’ai recueillis, voici la seule lueur qui laisse apercevoir l’existence d’une tradition locale probablement fort ancienne.

Le sol de la ville et de l’oasis de Tripoli semble reposer sur une vaste nappe d’eau ou réseau de ruisseaux souterrains qui proviennent du Djébel et se dirigent du sud au nord vers la mer ; les puits de la Menchiè, inépuisables malgré les énormes quantités d’eau que l’on en tire, s’alimentent à ce grand réservoir, et plus le terrain s’incline vers la côte plus on se rapproche du niveau du fleuve souterrain ; au bord de la mer, on l’atteint en creusant à deux ou trois pieds de profondeur, et même à plusieurs endroits l’eau douce sort du sable spontanément, lorsque les petites marées, qui sont sensibles entre les deux Syrtes, mettent à sec une partie de la plage.

Or, dans les vieux temps, l’aspect du pays était bien autre que ce qu’il est maintenant ; c’est tout au plus si les jardins de la Menchiè, aux beaux jours du printemps, peuvent en donner une faible idée. Depuis le Djébel Ghârian jusqu’au rivage de la mer, une plaine magnifique, ombragée d’arbres touffus, formait un tapis de verdure sillonnée de mille ruisseaux d’eau vive qui brillaient au soleil comme les lames de soie du haouly d’une jeune mariée. Les champs s’arrosaient d’eux mêmes et donnaient presque sans travail de riches moissons ; les troupeaux, trouvant en toute saison une herbe sans cesse renaissante, se multipliaient à l’infini, et les habitants vivaient heureux au sein de l’abondance.

Mais la prospérité les corrompit, et ils oublièrent que tout bien vient de Dieu. Le Tout-Puissant permit donc à Satan le lapidé de leur faire subir une épreuve.

Un jour arriva sur la côte une belle fille, à cheval sur un grand poisson noir. Elle était couverte d’or et de bijoux précieux, parée comme une aroucè (fiancée) que l’on conduit à son époux. Effrayée à la vue des hommes, elle se tenait à une petite distance de la rive, jouant au milieu des vagues, s’éloignant au moindre geste que l’on faisait pour l’approcher. Le bruit de ce prodige se répandit bientôt, et le fils du sultan lui-même descendit du Ghârian pour la voir. Moins effarouchée avec lui, la fille de la mer répondit à ses questions, lui apprit qu’elle venait d’une île appelée Malta, et consentit enfin à s’avancer un peu dans le pays, en faisant jurer au jeune prince qu’il respecterait les droits de l’hospitalité, et qu’il ne la retiendrait pas malgré elle.

La voilà donc dirigeant son poisson vers l’embouchure d’un des nombreux ruisseaux qui s’ouvraient devant elle ; mais à peine y est-elle engagée que l’on jette derrière