Page:Le Tour du monde - 03.djvu/92

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me mis sur mes genoux et rampai entre les hautes herbes, bien décidé à n’en faire l’inspection que lorsque je serais assez près pour être sûr du succès. — Cette fois je réussis, et quand je levai doucement la tête du milieu des joncs, je découvris à quarante pas de moi quinze ou vingt gros canards bruns, les uns dormant tranquillement la tête cachée sous l’aile, d’autres faisant leur toilette avec leur bec, et quelques-uns, comme préposés à la garde des autres, nageant lentement la tête levée et attentive. Au mouvement que je fis pour mettre mon fusil en joue, ceux-ci s’envolèrent les premiers et mes deux coups tombèrent sur tout le vol au moment où les dormeurs déployaient leurs ailes. Trois victimes restèrent sur l’eau au milieu de la lagune. Je n’étais nullement disposé à les laisser là, et n’ayant pas de chien je me déshabillai pour aller les chercher à la nage. Je venais de sortir de l’eau quand je vis arriver mon frère, conduisant un cheval de main pour me ramener. Tandis que nous traversions la plaine, galopant au milieu du bétail, qui ne faisait nulle attention à nous, Paul m’expliqua que comme on rencontrait rarement dans le bush un homme à pied (les sauvages exceptés), le bétail s’en effrayait, et que pour cette raison nous nous interdisions la chasse dans la plaine, nous contentant de chasser dans le grand clos, où l’on ne garde généralement que des animaux tranquilles, et sur les bords ombragés de la rivière.

Le katatoës sanguinea. — Dessin de Rouyer d’après nature.

En arrivant, j’allai porter canards à Typoon, le cuisinier, et je vidai chez lui mes poches pleines de perroquets. Il les reçut en riant, ce qui lui faisait fermer ses petits yeux chinois, et il me répétait à mesure que je les lui donnais : Oh ! that one no good, no good, tschautshau (Oh ! celui là, pas bon, pas bon à manger). Tschautshau signifiait manger, dans son dialecte, c’était le mot usité à Yéring.

Le soir après notre dîner, nous nous réunîmes autour du feu, qu’on allume dès l’automne (les nuits devenant fraiches), et la conversation roula sur la chasse, sur la pêche, sur les kanguroos, sur les habitants du bush en général, quadrupèdes et oiseaux. Un nouveau venu s’enquiert des dangers qu’il peut courir, et bientôt les serpents furent sur le tapis. On m’avertit d’avoir toujours un œil sur le terrain où j’allais poser mon pied, surtout dans les grandes herbes et au bord de l’eau ; plutôt par prudence que par nécessité, car les serpents sont peu nombreux, déjà bien diminués par les feux du bush et par les piétinements du bétail sur le sol. Des serpents on passa aux scorpions, aux centipèdes, aux tarentules ; et pendant que nous épuisions ce sujet peu gracieux, je sentis tout à coup remuer quelque chose dans mon habit. Comme ce ne fut que l’affaire d’un instant je crus m’être trompé et je ne bougeai pas, craignant qu’on ne me crût l’esprit frappé. La conversation continuait lorsque je sentis, cette fois bien distinctement, un gros je ne sais quoi me grimper le long du dos. Je me levai de mon fauteuil tout d’une pièce et j’arrachai mon habit. D’abord éclat de rire général.

« Que veux-tu qu’il y ait dans ton habit ?

— Parbleu ! je n’en sais rien, mais regardez plutôt, le voilà qui bouge sur la table… »

Le fait était vrai.

M. Sayle, l’intendant, prit son chapeau de feutre et le plaça sur le corps de l’intrus. Un petit cri se fit entendre, suivi d’une exclamation générale et d’un rire homérique. C’était un de mes perroquets qui, seulement étourdi, avait passé de ma poche dans la doublure de mon habit, et qui y était resté blotti jusque-là. Le pauvre oiseau n’avait point de mal, on ouvrit la fenêtre et on lui rendit la liberté.


Un épisode. — Histoire de deux jeunes coolies chinois : Typoon et Tschimma.

Un an avant la découverte des mines, un bâtiment était arrivé à Melbourne, venant d’Aimoi, un des comptoirs des Anglais sur la côte de Chine, et amenant plus