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L’Assomption fut colonisée pour la première fois en 1536. Elle compte maintenant une population de douze mille âmes environ, et se trouve, selon les déterminations de l’Américain Page, par vingt-cinq degrés seize minutes trente secondes latitude sud, et soixante degrés de longitude. La ville est bien située, sur une berge élevée de cinquante pieds au-dessus de la rivière. Avec quelques améliorations, elle aurait une position commerciale avantageuse. Mais l’esprit d’entreprise individuelle n’y a qu’une sphère très-restreinte, vu que le playa ou le port est la propriété du gouvernement. En 1854, on y construisit un quai en pierre, mais bien que ce soit incontestablement un ouvrage en maçonnerie assez important, il serait insuffisant à faciliter les transactions, si jamais l’Assomption arrivait à un grand commerce extérieur.

La population est adonnée aux vieilles habitudes et continuera quand même à charger et à décharger les navires au moyen de canots, à moins qu’un étranger entreprenant ne propose un nouveau plan. Grâce aux règlements extraordinaires de Francia, les rues sont régulières et les façades des maisons sont partout unies. Un propriétaire un peu fantaisiste, dont la maison n’aurait pas été bâtie conformément aux prescriptions du dictateur, aurait eu la satisfaction de voir sa construction minée, divisée en deux ou quatre parties, selon les exigences de la symétrie, et cela sans aucun avis, sans aucun ordre préalable. On enlevait parfois des tranches de maisons et on laissait des salons et des chambres à coucher dans des dimensions moitié moindres qu’auparavant. Quelques-unes de ces malheureuses constructions ainsi rognées se trouvent encore dans les rues, faisant l’effet de « grandes pièces entamées » laissées après le dîner.

Les habitations se composent invariablement d’un seul étage ; quelques-unes d’entre elles sont grandes et bien construites, et contiennent six, huit ou dix chambres bien aérées, donnant sur une cour. Les briques qui entrent dans ces constructions sont de formes et de dimensions particulières, ayant de dix à douze pouces de long, huit de largeur sur environ deux pouces d’épaisseur. Les maisons les plus riches sont couvertes de tuiles ; les toits se projettent à trois ou à quatre pieds au delà des gouttières ; mais, dans la plupart des autres constructions, c’est le toit qui est achevé avant tout le reste ; on fixe des pieux dans la terre, au-dessus on pose des planches qui soutiennent les solives et les chevrons, et puis on met transversalement des lanières de caña ou de bambou, assez rapprochées les unes des autres pour retenir le mortier qui cimente les jointures ou unir les tuiles. Dans des maisons de ce genre, ce sont les troncs de palmier, préparés comme je viens de le décrire, qui sont le plus souvent employés.

Les principaux édifices publics sont : le Cabildo, la cathédrale et deux ou trois autres églises datant du temps des Jésuites. C’est dans le Cabildo que l’assemblée nationale tient ses séances. Les églises sont très-bien entretenues, excepté une qui paraît bien moins fréquentée que les autres. Les bons habitants en parlent rarement, car un terrible mystère pèse sur cette enceinte sacrée : elle contenait à une certaine époque les dépouilles mortelles du dictateur Francia. C’est là qu’il fut enterré et qu’on éleva un monument au-dessus de sa tombe. Mais un beau matin, au moment où selon l’habitude, l’église s’ouvrait aux fidèles, le monument fut brisé en mille morceaux qui jonchèrent aussitôt le sol, et les ossements du tyran disparurent à jamais, sans que personne se souciât de savoir comment ; et depuis lors la rumeur publique chuchote que le diable a réclamé son bien : l’âme et le corps du défunt.


Quelques mots sur le docteur Francia, dictateur du Paraguay.

L’histoire du Paraguay, depuis sa sortie des mains de l’Espagne, n’est autre que celle du personnage célèbre qui eut l’art de maintenir son pays durant trente années sous le joug du plus capricieux despotisme ; de l’homme étrange que sa politique égoïste et cruelle place au rang des fléaux de l’humanité.

José-Gaspar-Rodriguez de Francia, né vers 1757, mort à l’Assomption le 20 septembre 1840, aimait à répéter que le sang qui coulait dans ses veines était un sang français ; mais rien ne justifie cette prétention puérile. Après avoir pris le grade de docteur en droit canon à l’Université célèbre de Cordova, dirigée par les Franciscains depuis l’expulsion des Jésuites, le jeune José-Gaspar revint dans sa patrie, se fit homme de loi, et sut mériter l’estime, sinon l’affection de ses concitoyens, par son talent et son intégrité ; aussi, lorsque quelques années plus tard le moment de constituer un gouvernement, après la déposition du gouverneur Velasco, fut arrivé, la place du docteur se trouva-t-elle marquée d’avance dans ses conseils. Élu successivement membre d’une junte exécutive, premier consul, dictateur pour trois ans, il eut l’art de se faire nommer dictateur perpétuel par un congrès composé de pauvres gens incapables de comprendre l’étendue et la signification du titre et des prérogatives redoutables qu’ils venaient de lui conférer. Alors, délivré de la crainte des caprices toujours inquiétants du scrutin, Francia, qui avait su se contenir pendant sa magistrature temporaire, donna libre carrière à ses instincts et fit peser sur son malheureux pays le joug de la tyrannie la plus odieuse.

La découverte d’une conspiration ourdie contre le despote et ses principaux séides, augmenta les terreurs de son esprit soupçonneux et défiant. Les coupables furent saisis, emprisonnés, et fusillés pour la plupart. La torture arracha aux autres quelques aveux, et amena la découverte de nouveaux complices. Plus d’un citoyen, injustement dénoncé, fut jeté dans ces cellules étroites, plus affreuses que les plombs de Venise. Rarement le prisonnier parvenait même à connaître le motif de son arrestation. Quant à la durée de la peine, elle était toujours illimitée : ou le prisonnier mourait dans les fers, ou, après de longues années de cruelles souffrances, Francia l’envoyait au supplice : c’était sa manière de faire place à d’autres.