Page:Le Tour du monde - 04.djvu/202

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lignes de comptoirs mobiles et chargés de comestibles, suivant la saison. Avant l’occupation des Français, ce n’étaient pas seulement des comptoirs, mais des baraques qui servaient le jour de taverne et la nuit d’auberge à tout un peuple déguenillé. Ces baraques s’appelaient des bancs, et ceux qui y couchaient des banquiers : ils étaient là pêle-mêle, avec des façons débraillées qui offusquaient même les soldats de notre première République. Une charge de cavalerie balaya la rue, et les baraques furent brûlées dans une nuit. Depuis lors l’auberge a disparu, mais la taverne est restée.

Rien n’est plus étrange que ces comptoirs ornés de tentes ou de baldaquins qui les protégent contre le soleil et la pluie. Le soir, elles sont éclairées de veilleuses ou de lanternes protégées le plus souvent par des cornets de papier. La rue est ainsi coupée en trois, comme nos boulevards dans la dernière semaine de l’année. Dans ces trois nefs circule ou plutôt se presse une foule houleuse. Tout ce monde, à peine vêtu, souvent bras nus et nu-pieds, en manches de chemise ou même en chemise, et plus pittoresque que jamais, maintenant que les garibaldiens parsèment de vermillon, d’amarante et d’écarlate cette fourmilière déjà si bariolée, tout ce monde va et vient, se coudoie, se tutoie, tempête et vacarme surtout avec un fracas presque furieux. Tout s’exagère dans ce pays exorbitant : on ne marchande rien sans disputer, et les disputes s’irritent avec rage. Il y a souvent des couteaux tirés pour un quart de sou. Figurez-vous donc le bruit : les injures, les imprécations et les vociférations pleuvent, roulent, grondent, mugissent, éclatent d’un bout à l’autre de la rue. Les marchands qui ne se disputent pas crient leurs marchandises d’une voix tonnante qui couvre tout.

C’est là que, selon la saison, vous verrez le castagnano dénoncer ses marrons rôtis d’une voix caverneuse, ou les marchands de pastèques (melons d’eau) lutter entre eux de forfanterie et d’hyperboles. L’un fait peindre sur sa boutique Polichinelle et don Nicolas (nous retrouverons ces deux personnages), qui scient un melon démesuré. L’autre, un gigantesque canon crachant des éclats de pastèques. Ailleurs, c’est une éruption de concombres sortant d’un cratère enflammé. Et devant ce marchand il y a foule. Vous ne sauriez croire à quel point le fruit qu’il débite est populaire. Il faut voir les gamins de Naples plonger leur tête entière dans d’énormes tranches rouges de ce melon, qui leur coûte si peu. Et ils disent en riant que pour un sou (ce qui est vrai) ils mangent, boivent et se lavent la figure.

Et il faut entendre les marchands, les mellonari, se défier entre eux d’un bout à l’autre de la rue, et renchérir l’un sur l’autre pour faire valoir leurs friandises populaires. L’un crie d’une voix de stentor : « Castellamare, quelle merveille ! ils sont de Castellamare. » Et le second : « Ils sont venus de la fonte des neiges et ils sont de feu ! » Alors ils fendent en deux un melon intact et battent leur comptoir de leur coutelas. Et, comme s’ils avaient trouvé un trésor, crient au miracle : « Oh ! quelle beauté ! quelle splendeur ! C’est le soleil qui se lève ! » L’autre prend alors son melon partagé dans ses deux mains, et faisant une croix de ses bras les tend au peuple en criant comme un désespéré : « Le soleil, le voici ; l’autre, c’est la lune ! À huit sous le soleil, à quatre sous la moitié, et même trois, si on la mange ici ! » Le combat est ouvert. Un petit lazzarone est amené avec une énorme pastèque sur la tête, et sur la tête de l’enfant le mellonaro fend la pastèque en deux avec la périlleuse adresse de Guillaume Tell. Le coup fait, le marchand démène ses bras, sa tête, son corps entier comme s’il nageait dans l’air. Et il exclame avec rage : « Oh ! la huitième merveille du monde ! Du feu, du feu ! » L’adversaire répond encore plus haut : « Le Vésuve, le Vésuve ! » Et l’autre hurle aussitôt, avec une énergie croissante : « Etna et Montgibel ! › » Il semble alors qu’on soit à bout d’hyperboles, mais rien n’arrête le peuple napolitain. Le mellonaro qu’on croyait vaincu se redresse et crie d’une voix tonnante : « C’est l’enfer avec tous ses diables ! » Puis se tournant vers son confrère, il lui jette ce mot méprisant : « Voyons ce que tu peux dire de plus fort. »

Et pendant la discussion, tout le peuple rit, siffle, bat des mains, et, dégarnissant les comptoirs des deux marchands, mange, boit et se lave.

Un peu plus loin, règne le maccaronaro, le marchand de macaroni, l’un des hommes les plus corpulents et les plus glorieux de la ville. Près de lui sa femme étale des formes copieuses qui réjouiraient les yeux de Rubens. Il crie, et les étrangers ne peuvent le comprendre : A vi ccà la cotta de li vierdi. Si je vous traduis ce patois, vous ne le comprendrez pas davantage. Il signifie : La voici, la cuite des verts ! Ces verts sont les macaronis tout verts, c’est-à-dire tout frais, point réchauffés ; le Napolitain ne parle jamais que par couleurs ou images. Et en criant ainsi, avec une dextérité merveilleuse, le maccaronaro plonge sa cuiller ou quelquefois ses mains dans la chaudière, en retire des poignées de longs tuyaux de pâte à peine cuite, qu’il sert dans vingt assiettes, sans poudre de cacio-cavallo (fromage de cheval), et distribue a vingt consommateurs en moins de temps qu’il ne vous en faut pour voir ce qu’il fait. Le consommateur prend son assiette d’une main, et de l’autre, avec les fourchettes du père Adam, lève en l’air, aussi haut qu’il peut la lever, une forte pincée de son mets favori ; alors, sa tête en arrière et ses yeux au ciel, il contemple la pitance avec béatitude. Il ouvre après la bouche, où dégoutte le jus de tomates ou tout simplement le beurre fondu ; il savoure dévotement les avant-goûts des joies complètes qui l’attendent, et happe enfin d’un trait la pâte, sans plus d’efforts qu’on n’en ferait chez nous pour lamper un verre de vin. Le lazzarone avale ainsi un kilogramme de macaroni en trois minutes. Il en avalera bien deux, si vous les lui payez.

Ailleurs, un autre industriel fabrique ses franfellicchi, encore un mets populaire, un composé de farine, de miel et d’œufs, si je ne me trompe, car je n’ai jamais eu le courage d’en goûter. Tout cela se pétrit ensemble et