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s’étire en longs rubans jaunâtres, élastiques, qui s’allongent indéfiniment ; puis on roule la composition à peu près comme nous roulons nos crêpes, et on l’offre à qui veut en prendre.

Il y a aussi le pizzaiolo, qui prépare en public sa cuisine appétissante : d’énormes mate-fain bien épais, bien graisseux et farcis d’ingrédients qu’il m’est impossible d’énumérer, d’autant plus qu’ils varient selon la saison et selon le caprice du cuisinier plein de fantaisie. Dans les pizza que j’ai là sous les yeux, il entre de l’aïl à allécher toute la Provence ; il entre des herbes, des sardines, du jambon, de la mazzarella (fromage gluant, filandreux, blanchâtre) et des épices dont je ne sais même pas les noms. Cette combinaison est un régal, et non pas seulement pour les gens du peuple. Il y a des pizzioli bourgeois dans la rue de Tolède, un entre autres dont l’arrière-boutique est hantée par des crinolines et des habits noirs. On y arrose ce qu’on mange de boissons aussi compliquées que les pizze mêmes : ces boissons, dont les étrangers se pâment à cause de leurs noms célèbres, s’appellent falerne, lachryma-christi, marsala, etc.

Incidemment, et pour l’édification des voyageurs, le lachryma-christi n’existe plus et je doute qu’il ait jamais existé ; le vin du Vésuve est du reste très-supérieur à la potion âpre ou sucrée (au choix) qu’on nous donnait et qu’on nous donne toujours pour les larmes du Christ. Par malheur le vin du Vésuve manque depuis longtemps, car aux années malades ont succédé des années indigentes. Quant au marsala, c’est une sorte de liqueur qui se fabrique un peu partout et à Marsala même. Je ne dis rien du capri, ni du falerne ; ce sont presque des produits chimiques préparés par un marchand ingénieux nommé Scala.

Si donc vous avez soif à Naples, tâchez de boire du vin de Gragnano, qui est très-bon quand il est pur, ou mieux encore du vin des Pouilles. Et si vous n’en trouvez pas, renoncez de bonne grâce à la couleur locale et buvez patriotiquement du vin de Bordeaux.

Je n’en finirais pas, si je voulais m’arrêter devant toutes les boutiques de cette foire permanente qui fait de la rue du Port une tumultueuse taverne en plein vent. Je ne veux cependant pas la quitter sans vous indiquer du doigt la marchande d’épis (la vendi-spighe) que vous trouvez là comme dans presque toutes les rues de Naples. Elle est accroupie à la turque sur ses jambes croisées ; elle a devant elle son foyer en terre et souffle sur les braises avec une sorte d’éventail en paille grossière, tressée à Ischia et ajustée au bout d’un morceau de bois. Et elle crie : « Dindonneaux tout tendres, tout chauds et tout beaux ! » Vous cherchez de tous vos yeux les dindonneaux qu’elle vous annonce. Hélas ! ce n’est qu’une hyperbole ou un euphémisme, comme presque tout ce qui se dit dans ce patois excessif et figuré. La pauvre femme vend de simples épis de maïs : c’est la nourriture des plus pauvres. On les mange tels quels, sans en mêler la farine avec du sucre et du lait pour en composer ces gaudes populaires qui sont le régal de la Franche-Comté et de la Bresse. Qu’importe, les lazzarones se jettent sur ces épis dorés, comme sur les morceaux de prince. Ils se contentent de rien, ces grands philosophes, et quand ils n’ont plus faim, ils sont heureux.

Cependant, tout en nous promenant dans les bas quartiers, nous avons déjà vu les petites industries qui font vivre le pauvre monde. Nous avons vu comment le peuple mange, et c’est déjà quelque chose, car le manger tient beaucoup de place dans l’existence des nécessiteux. Nous allons voir maintenant comment le peuple s’amuse.



III

Comment le peuple s’amuse. — Le carnaval. — La fête de Piedigrotta. — La villa Reale livrée à la plèbe — Les filles de province : leurs costumes. — Les cafone. — Les jeux populaires : la scopa, la cazetta, le tocco et la morra. — L’amprô genevois. — La tarentelle. — Les bacchanales sous la grotte du Pausilippe. — Le pèlerinage de Monte-Virgine. — Les canta-figliole. — Le retour de la madone de l’Arc. Les courses de voitures et leurs suites.

Comment le Napolitain s’amuse ? Voici, monsieur, une lettre qui est facile à faire, et nous n’avons qu’à regarder à la fenêtre pour voir ce peuple en joie et qui se réjouit en plein air. Car il y a des villes, et Naples est du nombre, où le monde aime le soleil, comme il y en a d’autres ou le monde aime la maison. Connaissez-vous Berlin ? Voilà le type de la cité abritant une population casanière. Sauf la grande et belle avenue des Tilleuls égayée par des étrangers, des soldats et des étudiants, c’est un filet de rues mortes. La vie est dans l’intérieur des maisons, la vie studieuse, intime, chrétienne. À Vienne, en revanche, les promenades surabondent : on sent une population qui n’aime pas à rester chez soi.

On le sent encore mieux à Naples. Nous sommes en plein carnaval, le peuple s’égaye. On entend partout, particulièrement le soir et surtout le dimanche, une musique atroce, flageolée par une flûte ou un sifflet quelconque et accompagnée du ronflement désagréable qu’on produit en frottant des doigts une tige de roseau fichée dans une espèce de tambour. Cette musique annonce une mascarade. Autrefois les bandes masquées qui traversaient les rues avaient de curieuses traditions ; elles jouaient la comédie, et Bidera vous dira que c’était encore la comédie atellane. Notre guide a même prétendu que la Zeza, farce populaire et très-licencieuse que les franchises du lazzarone faisaient passer encore il y a trente ans, est antérieur au char de Thespis et à l’invention de la tragédie grecque. Je vous engage à n’en rien croire : l’idée fixe de Bidera était de démontrer que Naples existait avant la création du monde. Il le prouvait et il le croyait, ce qui est encore plus étonnant.

Maintenant la comédie en plein vent ne court plus la ville à la clarté des torches, promenant des scènes ambulantes que les multitudes plébéiennes suivaient des jambes, autant que des oreilles et des yeux. Les masques manquent d’imagination et de mémoire. Ce sont des Turcs dansant avec force grimaces, pour l’agrément des étrangers, ou Polichinelle chevauchant la vieille femme que nous avons vue partout, même en France. Ce sont