Page:Le Tour du monde - 04.djvu/228

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soleil. C’est par là, dit-on, que les Aragonais et, bien avant eux Bélisaire, sont entrés dans Naples !…

Mais voici que je m’engage dans l’histoire, labyrinthe encore plus compliqué que les aqueducs. Quittons, je vous prie, la ville souterraine, et ne nous arrêtons même pas dans ces caveaux ou les bouchers composent leurs viandes et où les cantiniers baptisent leurs vins. Tenons-nous-en aux vasci habités par les familles populaires. Il n’est pas difficile de les voir ; ce sont des boutiques ouvrant sur la rue par des portes d’entrée dont elles reçoivent le jour, si bien que les habitants ne peuvent se servir de leurs yeux qu’à la condition de tenir leurs portes ouvertes. Vous êtes donc libre de regarder et même d’entrer, si bon vous semble, pour allumer votre cigare ou demander votre chemin.

Entrez donc, si vous voulez, et vous serez du premier regard dans l’intimité de la famille plébéienne. Une chambre haute et vaste, mais nue, des murs blancs, et, pour plancher, une composition qui ressemble à l’asphalte de nos trottoirs. Pour meubles, une commode ou un buffet en bois peint, souvent une simple caisse ; une table qui tient rarement sur ses quatre pieds, quelques chaises de paille et le lit : un lit formidable.

Ce lit est le principal meuble, et quelquefois le seul de la maison. Il est en fer et démesurément vaste, parce qu’il doit contenir toute la maisonnée : homme, femme et enfants. Aussi n’est-ce pas un meuble, c’est un monument, construit pierre à pierre, comme vous allez le voir : c’est le monument de la famille.

Un enfant du peuple, à seize, dix-sept ans, se promène déjà sous une fenêtre d’où il se sent regardé. Il regarde lui-même et sourit : ce manége dure quelquefois des mois entiers, toujours muet, mais très-sérieux : du jour où sa cour a commencé, n’ait-il pas dit un mot, le jeune homme est lié pour la vie.

Et la nennelle reçoit cette cour et ne s’en cache pas. Quand elle a passé quatorze ans, vous pouvez lui demander librement si elle a un fiancé. Elle se formalisera peut-être de la question, la trouvant non pas indiscrète, mais injurieuse.

« Est-ce que cela se demande : vous en doutez donc ? Je suis donc bien laide et bien antipathique ! Que me manque-t-il, selon vous, pour être aimée ? Je ne suis pas de celles qu’on laisse toutes seules languir, vieillir et mourir. »

Et n’allez pas dire à la nennelle : « Oui, l’on t’aime peut-être ; mais tu n’aimes pas. » Elle deviendrait rouge de colère ; vous lui aurez adressé la plus cruelle injure qu’une fille de Naples puisse recevoir. Être antipathique, sans beauté, passe encore : ce n’est pas sa faute ; mais insensible, sans cœur ! Fi donc !

Ainsi le jeune homme est lié pour la vie, parce qu’un soir de printemps il a regardé par hasard une fenêtre. Il ne demande pas la nennelle en mariage, formalité inutile : il n’y a pas de distinction à Naples entre un amoureux et un fiancé. On a promis sa main dès qu’on a offert son cœur. Ces rapports légers et si communs en d’autres pays, ces compliments qui n’engagent à rien, ces marivaudages, ces jeux innocents ou qui jouent l’innocence, révolteraient les Napolitains. Nos baisers pour rire les indignent. Ici, les mœurs ont des sévérités étranges, parce que les passions sans digues entraîneraient tout.

L’amoureux est donc fiancé dès qu’il est amoureux, et dès lors il n’a qu’une idée, sa nennelle, et qu’un projet, son mariage. Il faut qu’il prépare son nid, dirait-on dans notre langage de romances. Le Napolitain dit, pour exprimer tout le ménage : « il faut qu’il fasse son lit. »

Avoir son lit fait, telle est l’unique condition exigée pour se marier dans le pauvre monde. Et ici nous parlons au propre, en voyageur réaliste. On achète petit à petit, successivement, les fers, les planches, la paillasse, le matelas, et le reste. Et pour avoir tout cela, le lazzarone travaille avec un zèle et un courage persévérants. Ce lit dure quelquefois dix ans à faire. Je n’exagère rien, ces traits sont fréquents, j’en ai sous les yeux vingt exemples. Dix ans, monsieur, et pendant ces dix ans, les amours continuent, chastes et fidèles. À ce point de vue et à beaucoup d’autres, ce peuple est le meilleur que j’aie connu.

Dix ans, me direz-vous, pour acheter un lit ? La paille est donc bien chère à Naples ? — Non, monsieur, la paille n’est pas chère, mais le travail est peu payé, et il faut vivre. Puis, chaque semaine, la loterie mange au pauvre ce qu’il boit au cabaret dans nos pays. »

Cette loterie est une immoralité qui disparaîtra bien difficilement des mœurs napolitaines. Garibaldi lui-même, le dieu populaire, n’a pas réussi à l’extirper. Il promulgua bien un décret où il la déclarait abolie et remplacée par des caisses d’épargne, mais ce décret n’a jamais pu s’exécuter. La loterie fermée de force aurait soulevé des émeutes. Le peuple veut être déçu, comme Martine voulait être battue. Il lui plaît qu’on le ruine et que le fisc lui prenne tout son argent. C’est que la loterie, comme la Bourse, comme le tapis-vert, répond à la fois à un vice et à une faculté très-développée chez les Napolitains : à la paresse qui voudrait s’enrichir sans travail et à l’imagination qui bâtit des châteaux en Espagne. Cette chimère poursuivie de semaine en semaine par celui qui n’a rien, cette espérance toujours déçue, mais toujours renaissante, ce voyage fantastique à la chasse d’une fortune qu’un caprice du hasard peut faire tomber d’un coup dans vos mains, ce mirage qui s’efface tristement tous les samedis soirs, mais pour reparaître aussitôt huit jours plus loin, comme une oasis de plaisir ou tout au moins de bien-être, ce rêve hebdomadaire qui aboutit toujours à un désenchantement, mais qui du moins pendant huit jours a soutenu, consolé, réjoui même les plus pauvres au sein de la plus affreuse misère ou tout au moins du plus triste dénûment : tout cela est indispensable au peuple de Naples. Il faut jeter encore bien des verres d’eau sur son imagination ardente pour lui faire comprendre la caisse d’épargne, cette loterie où l’on gagne peu, mais toujours.

Cela dit, monsieur, permettez-moi quelques détails sur cette singulière duperie au profit du gouvernement et aux dépens des pauvres. L’estrazione, comme on l’ap-