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entra alors dans son esprit et ne lui laissa plus aucun repos.

« Les peines et les privations, dit-elle, ne pouvaient être nulle part plus grandes qu’en Syrie et en Islande. Les frais ne m’effrayaient pas non plus, car je savais par expérience combien on a peu de besoins quand on sait se restreindre au strict nécessaire, et que l’on est disposé à renoncer à toutes les commodités et à toutes les choses superflues. Grâce à mes économies je me trouvais en possession d’un fonds, qui pour un voyageur comme le prince Puckler-Muskau, ou comme Chateaubriand et Lamartine, aurait à peine suffi à un voyage de quinze jours aux eaux, mais qui pour une modeste voyageuse comme moi semblait devoir suffire à des voyages de deux et trois ans, et qui, j’en eus la preuve par la suite, était réellement suffisant. »


Premier voyage d’Ida Pfeiffer autour du monde (1846-1848).

Elle ne dit rien de ses projets gigantesques à sa famille, ni surtout à ses fils, et se borna à indiquer le Brésil comme son but. Elle quitta Vienne le 1er février 1846 et se rendit à Hambourg, où elle ne trouva que le 28 juin une occasion pour aller au Brésil sur un brick danois.

Retardé par les vents contraires, puis par un calme plat, le brick mit un mois entier à sortir de la Manche, juste le temps qu’il lui fallut pour aller ensuite de l’extrémité du canal à l’équateur. Le 16 septembre il jeta l’ancre à Rio-de-Janeiro. De là Ida Pfeiffer fit plusieurs excursions dans le pays. C’est dans une de ces courses qu’elle fut attaquée par un nègre marron qui était armé d’un couteau et lui fit plusieurs blessures. Elle ne dut d’échapper à la mort qu’à un secours tout inattendu.

Au commencement de décembre 1846, elle quitta Rio-de-Janeiro, doubla le 3 février 1847 le cap Horn et débarqua le 2 mars à Valparaiso. Plus la nature des tropiques, surtout au Brésil, lui avait fait éprouver d’impressions grandioses, plus elle fut péniblement affectée de l’état de l’ancienne Amérique espagnole. Elle se rembarqua bientôt après, traversa le grand Océan et arriva à la fin d’avril dans l’île de Tahiti. Elle fut présentée à la reine Pomaré, de la cour de laquelle elle fit plus tard une description assez vive et qu’on a lue avec beaucoup d’intérêt.

La situation de l’Europe était alors si tranquille, que faute d’autres sujets on s’occupait dans les journaux pendant des semaines entières de la reine Pomaré. Sa Majesté Tahitienne est aujourd’hui passablement passée de mode ; et en général l’Europe a actuellement beaucoup trop à faire chez elle pour avoir le temps et le loisir de s’occuper longtemps des heureuses îles de l’océan Pacifique. Mme Pfeiffer parle ainsi de Tahiti dans sa relation :

« L’île est coupée de tous côtés par de belles montagnes, dont la cime la plus élevée, l’Orœna, a plus de deux mille mètres de haut. Au milieu de l’ile, les montagnes se séparent, et de leur sein surgit un rocher tout à fait singulier. Il a la forme d’un diadème garni de plusieurs pointes, ce qui lui fait donner le nom de Diadème. Toutes ces montagnes sont entourées d’une ceinture de quatre à six cents pas de large, qui est habitée et produit, dans de belles forêts, les fruits les plus délicieux. Nulle part je ne mangeai d’oranges, de goyaves ni de fruits de l’arbre à pain aussi bons qu’ici. Quant à la noix de coco, on en use avec tant de prodigalité, qu’on ne boit d’ordinaire que l’eau douce qu’elle renferme, et qu’on jette le noyau avec l’écorce. Dans les montagnes et dans les gorges, il y a aussi une grande quantité de pisangs (espèce de grandes bananes ou fehis), mais qu’on ne mange d’ordinaire que rôtis. Les huttes des indigènes sont disséminées sur les bords de la mer ; il est rare d’en voir une douzaine réunies.

« Le fruit du rima ou arbre à pain, d’un goût exquis, a à peu près la forme d’un melon d’eau et pèse de quatre à six livres. L’écorce est verte, un peu rude et mince. Les Indiens la raclent et l’enlèvent avec des coquillages. aigus ; ils fendent le fruit par la moitié et le font griller entre deux pierres rougies au feu. Il est d’un goût fin et délicat, et ressemble tellement au pain, qu’il le remplace facilement. »

Malgré la sévérité un peu crue avec laquelle Mme Pfeiffer juge les Tahitiens et les Français leurs protecteurs, elle avoue n’avoir quitté qu’à regret cette île ravissante où l’homme n’a pas besoin de gagner son pain à la sueur de son front.

De Tahiti, Ida Pfeiffer se rendit en Chine, où elle arriva au commencement de juillet à Macao. Elle visita ensuite Hong-Kong et la ville de Canton avec laquelle elle aurait aimé faire plus ample connaissance si l’apparition extraordinaire d’une Européenne n’avait pas été un spectacle trop excitant pour les cervelles des enfants du Céleste-Empire. Exposée au danger d’être insultée par la population, elle tourna bientôt le dos à cet étrange pays et, après une courte station à Sincapour, fit voile vers Ceylan, où elle aborda au milieu d’octobre. Elle explora cette belle île dans diverses directions et visita Colombo, Kandy (voy. p. 293) et le célèbre temple de Dagoha. À la fin d’octobre elle toucha à Madras l’Inde continentale, séjourna assez longtemps à Calcutta et remonta le Gange jusqu’à Bénarès, la ville sacrée de l’Inde.

« Celui qui ne connaît l’Inde que pour être allé à Calcutta, ne peut pas se faire une juste idée de ce pays. Calcutta a presque le caractère d’une ville européenne. Les palais et les équipages y ressemblent à ceux de l’Europe. On y voit des promenades, des réunions, des bals, des concerts, qui peuvent presque rivaliser avec ceux de Paris et de Londres, et si on ne rencontrait pas dans la rue l’indigène au teint jaune foncé, et dans les maisons l’Hindou qui fait le service, on pourrait bien oublier qu’on se trouve dans une autre partie du monde.

« Il en est tout autrement de Bénarès. L’Européen s’y trouve isolé. Des coutumes et des usages étrangers lui rappellent à chaque pas qu’il n’est qu’un intrus toléré. Bénarès compte trois cent mille habitants, parmi lesquels il y a à peine cent cinquante Européens.

« La ville est belle, surtout vue du côté de l’eau, où