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le malheur du pauvre pays, encore robuste et alerte. Autrefois elle était, dit-on, très-adonnée à la boisson ; mais elle a déjà depuis longtemps renoncé à ce vice. À la droite de la reine était son fils, le prince Rakoto, à la gauche son fils adoptif, le prince Ramboasalama ; derrière elle se tenaient debout ou assis quelques neveux, nièces et autres parents des deux sexes, ainsi que plusieurs grands du royaume. Le ministre qui nous avait conduits au palais adressa un petit discours à la reine, après quoi nous dûmes nous incliner trois fois et prononcer ces mots : Esaratsara tombokoë, ce qui signifie : « Nous te saluons de notre mieux ; » elle répondit : Esaratsara, ce qui veut, dire : « C’est très-bien. »

Nous nous tournâmes ensuite à gauche, pour faire les mêmes trois révérences au tombeau du roi Radama, placé de côté à quelques pas de là ; puis nous retournâmes à notre ancienne place devant le balcon, et fîmes de nouveau trois révérences. M. Lambert, à cette occasion, leva en l’air une pièce d’or de cinquante francs et la mit dans la main du ministre qui nous accompagnait. Ce don, que doit offrir tout étranger présenté pour la première fois à la cour, s’appelle manasina. Il n’est pas nécessaire que ce soit une pièce de cinquante francs : la reine se contente même d’un écu d’Espagne ou d’une pièce de cinq francs. Du reste, M. Lambert avait déjà donné une pièce de cinquante francs à l’occasion du sambas-sambas.

C’est de cette manière que la fière reine de Madagascar donne audience aux étrangers ; elle se croit beaucoup trop grande et trop élevée pour admettre des étrangers, dès la première fois en sa présence immédiate. Quand on a le bonheur de lui plaire particulièrement, on est introduit dans le palais, mais jamais dès la première audience.

Le palais de la reine est un grand édifice en bois, composé d’un rez-de-chaussée et de deux étages avec une toiture très-élevée. Les étages sont entourés de larges galeries. Tout l’édifice est entouré de colonnes en bois, de vingt-six mètres de haut, sur lesquelles repose le toit qui monte encore en forme de tente, à plus de treize mètres, et dont le centre est appuyé sur une colonne de trente-neuf mètres d’élévation. Toutes ces colonnes, sans en excepter celle du centre, sont d’un seul morceau, et quand on songe que les forêts dans lesquelles il y a des arbres assez gros pour fournir de pareilles colonnes sont éloignées de cinquante à soixante milles anglais de la ville ; que les routes, loin d’être frayées, sont presque impraticables ; et que le tout, amené sans l’assistance de bêtes de somme ou de machines, a été travaillé et mis en place avec les outils les plus simples, on doit considérer l’érection de ce palais comme une œuvre gigantesque, digne d’être assimilée aux merveilles du monde. Pour le transport de la plus haute colonne seule, on a occupé cinq mille hommes et il a fallu douze jours pour la dresser.

Tous ces travaux ont été exécutés par le peuple comme corvée, sans qu’il reçût ni salaire ni nourriture. On prétend que, pendant la construction du palais, quinze mille teuckes ou manœuvres ont succombé à la peine et aux privations ; mais cela inquiète fort peu la reine, et la moitié de la population peut périr, pourvu que ses ordres suprêmes s’accomplissent.

Ranavalo est incontestablement une des femmes les plus altières et les plus cruelles qui aient paru sur la terre, et son histoire n’est qu’un tissu d’horreurs et de scènes sanglantes. En moyenne, il périt à Madagascar, tous les ans, de vingt à trente mille personnes, soit par les exécutions et les empoisonnements, soit par les corvées et par les guerres. Si ce gouvernement dure encore longtemps, cette belle île se trouvera bientôt tout à fait dépeuplée ; dès aujourd’hui la population est de moitié moins nombreuse qu’elle l’était du temps du roi Radama, et des milliers de villages ont déjà disparu sans laisser la moindre trace de leur existence. « Du sang, toujours du sang, » telle est la devise de cette mégère couronnée qui croit avoir perdu sa journée si elle n’a pas signé au moins une demi-douzaine de sentences de mort.

Pour mieux faire connaître ce monstre dont la société des missions anglaises a, par charité, chaudement épousé les intérêts et que le missionnaire Ellis a osé défendre, je citerai quelques-unes de ses atrocités, dont une suffirait pour rendre à jamais odieux le nom de Ranavalo.

En 1831, à une époque où la discipline introduite dans l’armée, par le roi Radama, n’était pas encore tout à fait oubliée, la reine soumit une grande partie de la côte orientale dont la principale population se compose de Seklaves. Elle ordonna à tous les hommes du pays conquis de venir lui rendre hommage. Quand tous ces malheureux, au nombre de vingt-cinq mille, furent assemblés, on leur enjoignit de déposer les armes. Puis on les conduisit sur une grande place qu’on fit entourer de soldats. On les força de s’agenouiller en signe de soumission. À peine eurent-ils fait ce qu’on leur demandait que les soldats se précipitèrent sur ces malheureux et les massacrèrent tous. Quant aux femmes et aux enfants de ces pauvres victimes, on les vendit comme esclaves.

Tel est le sort réservé par la reine aux vaincus ; mais celui des sujets ne vaut guère mieux.

Malheur à ceux d’entre eux que poursuit une accusation de magie, de violation de tombe, ou de christianisme. Les supplices les plus abominables les attendent. En 1837, une seule dénonciation de ce genre engloba seize cents personnes. Sur ce nombre, quatre-vingt-seize furent brûlées ou précipitées du haut d’un grand rocher, situé dans la ville de Tananarive, et qui a déjà coûté la vie à des milliers d’hommes ; quelques-uns furent jetés dans une fosse et couverts d’eau bouillante ; d’autres exécutés avec la lance ou décapités ; à plusieurs on coupa les membres les uns après les autres ; mais on réserva au dernier la mort la plus affreuse. Il fut mis dans une natte où on ne lui laissa de libre que la tête, et son corps fut livré tout vivant à la pourriture !…

Dans une autre occasion, le même genre d’accusation amena en une seule fois deux cents personnes devant la cour criminelle de Tananarive ; condamnées au tangouin, cent quatre-vingts moururent.