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Le tangouin est un poison qui donne son nom à une épreuve judiciaire qui se pratique de la manière suivante : le poison est tiré du noyau d’un fruit qui a la grosseur d’une pêche et vient sur l’arbre tanguina-veneniflora. Le condamné est prévenu par le lumpi-tanguine (c’est ainsi que s’appelle l’homme chargé d’administrer le poison) du jour où il aura à se présenter pour l’épreuve. Quarante-huit heures avant le jour fixé, il ne lui est permis de prendre que très-peu de nourriture, et dans les dernières vingt-quatre heures on ne lui en accorde plus du tout. Ses parents l’accompagnent chez l’empoisonneur, où il est forcé de se déshabiller et de jurer qu’il n’a eu recours à aucun sortilége. Le lampi-tanguine ratisse alors, à l’aide d’un couteau, autant de pondre du noyau vénéneux qu’il croit nécessaire. Avant de faire prendre le poison à l’accusé, il lui demande s’il veut avouer son crime ; mais celui-ci s’en garde bien, car il n’en serait pas moins forcé de prendre le poison. Le lampi-tanguine met le poison sur trois petits morceaux de peau d’environ deux centimètres de long et coupés sur le dos d’une poule grasse, puis il les roule ensemble et les fait avaler à l’accusé.

Autrefois presque tous ceux à qui on faisait prendre ce poison mouraient au milieu des convulsions et des douleurs les plus atroces. Mais, depuis environ dix ans, il est permis à ceux qui n’ont pas été condamnés au tangouin par la reine même, d’employer le remède suivant contre l’empoisonnement. Aussitôt que l’accusé a pris le poison, ses parents lui font boire de l’eau de riz en si grande quantité que souvent tout le corps s’enfle, ce qui provoque d’ordinaire de violents vomissements.

L’empoisonné est-il assez heureux pour vomir, non seulement le poison, mais aussi les trois petites peaux entières et intactes, il est déclaré innocent, et ses parents le ramènent chez lui en triomphe avec des chants et des cris d’allégresse. Mais si une seule des petites peaux n’est pas rendue ou bien si elle est endommagée, l’accusé ne sauve point sa vie ; en ce cas il est tué avec la lance ou d’une autre manière.

Un des nobles qui venaient souvent chez nous avait été condamné, il y a plusieurs années, à avaler le tangouin. Il vomit heureusement le poison et les trois petites peaux entières et intactes. Son frère courut en toute hâte chez la femme du noble lui annoncer cette bonne nouvelle, et la malheureuse en fut si saisie qu’elle tomba à terre sans connaissance. Tant de sentiment chez une femme de ce pays me parut bien extraordinaire, et j’eus de la peine à le croire. Mais j’appris alors que si son mari avait succombé, on l’aurait traitée de sorcière, et probablement aussi condamnée au tangouin. La vive émotion qu’elle éprouva fut donc plutôt causée par la joie d’échapper elle-même à la mort que par celle de voir son mari sauvé. Pendant mon séjour à Tananarive, une femme perdit tout à coup plusieurs de ses enfants. On l’accusa d’avoir eu recours à des sortiléges pour les faire mourir, et on la condamna à prendre le tangouin. La malheureuse vomit le poison et deux des petites peaux, mais la troisième n’ayant pas reparu, elle fut tuée sans miséricorde.

C’était pour mettre fin à ces atrocités que, dès 1855, M. Lambert avait arrêté avec le prince Rakoto un plan, dont il venait maintenant hâter l’exécution, au risque de sa vie et un peu aussi de la mienne, à moi, chétive, qui ne me doutais de rien.


Dîner chez M. Laborde. — Les dames de Madagascar et les modes de Paris. — La conjuration. — Son avortement. — Persécution. — Jugement.

Le 6 juin, M. Laborde donna un grand dîner en l’honneur du prince Rakoto dans son pavillon situé au pied de la colline.

Bien que le dîner ne fût annoncé que pour six heures, nous nous y fîmes porter dès trois heures. En route nous passâmes dans la ville haute près d’un endroit où se trouvent braqués dix-neuf grands canons de dix-huit dont les bouches sont dirigées sur la ville basse, sur les faubourgs et vers la vallée. Afin d’occuper le temps jusqu’au dîner, on nous gratifia de plusieurs divertissements indigènes, dont un des plus goûtés est une variété de ce genre de combat que les Parisiens nomment, je crois, la savate. Les lutteurs se portaient avec les pieds des coups si forts contre toutes les parties du corps que je croyais à tout moment que l’un ou l’autre devait avoir une côte ou une jambe cassée. Ce jeu délicat est, surtout pendant l’hiver, en grande faveur chez le peuple, auquel il tient lieu de chauffage. Les plus grands froids durent ici du mois de mai à la fin de juillet, et le thermomètre descend souvent jusqu’à quatre ou trois degrés, quelquefois même jusqu’à un seul degré au-dessus de zéro. Cependant tout reste vert, les feuilles ne tombent pas, et les campagnes paraissent aussi riantes et aussi florissantes que chez nous au milieu du printemps.

Après la lutte vinrent les danses et les exercices gymnastiques, on fit aussi de la musique. Le prince avait envoyé son orchestre, qui exécuta assez bien quelques jolis morceaux., Je trouvai moins de plaisir aux chants d’une troupe de jeunes filles du pays à qui un missionnaire français avait donné des leçons.

Elles savaient par cœur une grande quantité de chansons et ne criaient pas d’une manière aussi désagréable que les artistes que j’avais entendus jusqu’alors ; au contraire elles chantaient assez juste ; c’était cependant très-ennuyeux et je rendais toujours grâces au ciel quand arrivait la fin. Peu avant six heures le prince partit accompagné de son petit garçon, de sa bien-aimée Marie et d’une amie de cette dernière. Marie me plut moins encore en cette occasion que la première fois. La faute en était à son costume ; elle était tout à fait mise à l’européenne. Ces modes folles et exagérées que Paris envoie partout sont loin de me paraître toujours gracieuses et séduisantes chez nos femmes et nos filles, et elles ne vont vraiment bien qu’à celles qui sont assez belles pour que rien ne puisse les défigurer ; mais là où manquent la beauté et la grâce naturelles, nos modes deviennent absolument baroques et ridicules, et à plus forte raison chez