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d’officier qui, après avoir chanté tristement les airs les plus vifs de nos opéras italiens, les recommença en sifflant.


L’Amazone. — Pará. — Les commissionnaires nègres. — Recherche d’un domestique. — Les boutiques. — M. Benoît.

Le 9 juillet, nous entrions dans les eaux de l’Amazone. À notre gauche était la terre de Pará ; bien loin devant nous et à droite, la grande île de Marajo. Tout le monde était ou paraissait content. Nous passions alternativement d’une chaleur insupportable à une averse qui nous forçait à fuir sous le pont, où, malgré le bruit qu’on faisait, j’entendais croasser mon officier mélomane. Je préférais l’averse.

L’officier mélomane.

La ville de Pará ou Belem avait de loin une grande analogie avec Venise[1]. La vue de ces plages basses, de ces arbres dont la petitesse ne me rappelait nullement ceux des montagnes que je venais de quitter, ne me semblait pas en rapport avec ce que j’avais espéré ; car à Rio, si on parlait d’une chose merveilleuse, elle venait du Pará ; les oiseaux les plus brillants par leurs couleurs éclatantes étaient du Pará, les fruits les plus savoureux, les ananas, les mangues, les sapotilles, toujours du Pará.

Quand le navire jeta l’ancre très-près du quai, comme nous n’étions plus rafraîchis par la brise de la mer ni par celle qui naissait de la marche même du navire, je crus que la chaleur allait me suffoquer. On déposa sur le quai, sous une espèce de hangar, tous nos effets, qui furent laissés sous la surveillance du mulâtre, et nous allâmes chercher notre logement. Nous passâmes dans une cuisine desservie par des êtres si sales et surtout d’une pâleur tellement étrange, que je ne doutai pas un seul instant d’avoir sous les yeux des malades attaqués de la fièvre jaune.

Ces fantômes débarrassèrent, sur l’ordre du maître, une grande pièce qui nous était destinée. On en retira des tas de vieilles guenilles, de vieux pots cassés, un berceau d’enfant et un tonneau de vin. Cette chambre, à peu près aussi grande que mon magasin de Victoria, n’était séparée d’une autre dans laquelle couchaient pêle-mêle le maître, les enfants, les domestiques pâles et les nègres, que par une cloison s’élevant de six pieds à peine, et qui n’atteignait pas la moitié de la hauteur du plafond.

Notre gîte assuré et certains de dîner, nous retournâmes sur le quai. Le chanteur connaissait les usages : chaque pièce de notre bagage fut portée séparément par des gens de toute couleur, de tout âge et de tout sexe. Naturellement les plus gros objets étaient tombés en partage aux plus faibles commissionnaires ; il y en avait dix-sept ; la cuisine et l’escalier étaient encombrés, et il y avait encore des porteurs dans la rue qui poussaient les premiers. Notre maréchal des logis fit entrer tout ce monde dans notre grande chambre ; puis il forma une longue file, et aligna par rang de taille chaque porteur, ayant devant lui son paquet. Comme cette manœuvre avait été faite sérieusement, la bande se gardait bien de sourire. Chacun reçut, selon son travail, une pièce de monnaie. Nous fermâmes la porte après avoir poussé un peu brutalement les traînards qui paraissaient vouloir réclamer ; c’étaient, selon l’usage, ceux qui avaient été le mieux payés.

Le dîner ne fut pas précisément bon comme je m’y attendais : la cuisine portugaise était réduite à sa plus simple expression. Nous allâmes le même soir parcourir la ville en tous sens avec le commendador. La plupart des rues sont larges, les maisons n’ont presque toutes qu’un étage ; elles ont des balcons à quatre à cinq pieds du sol. La terre rouge dont les rues sont remplies salit et tache tout ce qui est propre ; c’est ce que j’ai pu voir en rentrant, non sans quelque contrariété.

De retour à l’hôtel, dans notre chambre à quatre, il n’y avait que deux hamacs. Fort heureusement j’avais apporté le mien. L’officier musicien rentra au milieu de la nuit, et sans plus d’égard qu’à l’époque où il sifflait ses romances dans les oreilles des gens, il se mit à parler tout haut, appelant le maître du logis, les domestiques, jurant comme un possédé de ce qu’il n’avait pas de lit pour se coucher ; et tout furieux, après nous avoir réveillés, il sortit pour chercher gîte ailleurs. J’étais aussi furieux que lui, mais contre lui. Le mulâtre ne s’était aperçu de rien : seulement ses ronflements s’en étaient augmentés. J’allai passer le reste de la nuit sur un bal-

  1. Pará ou Belem, capitale de la province du même nom, est située sur la côte sud de la baie de Guajará, à la jonction du Pará et du Guamá. Sa population est d’environ neuf mille blancs et de quatre mille cinq cents noirs. C’est l’un des ports les plus commerçants du Brésil. Le golfe de Pará n’est, à proprement parler, que l’embouchure du grand fleuve des Tocantins qui s’unit au nord-ouest avec l’Amazone par le chenal de Brevès.