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tenant aux arbres seulement par des rudiments de racine sans force, doivent tomber facilement.

Nous étions toujours au milieu des îles. On me dit que nous ne naviguions pas encore sur l’Amazone. Il est probable que je ferai quelquefois involontairement des erreurs géographiques. J’ai employé au Pará tous les moyens pour me renseigner : chacun m’apportait sa version, et rarement la même. Par exemple, j’ai appris que la ville de Pará ou Belem est bâtie sur l’Amazone ; d’autres m’ont dit sur le Gucyarrá ; d’autres sur le Guamá, et le plus grand nombre sur la rivière des Tocantins[1].

Pendant la nuit nous-avons touché à Brevès ; on a pris et laissé des passagers et embarqué des bois. Ici on ne brûle pas de charbon. Les bûches, jetées de main en main, sont rangées sur le pont ; chaque homme, nègre ou autre, en les recevant, répète d’une voix monotone le chiffre déjà chanté par celui qui est en tête de la bande.

Depuis Brevès, on a passé plus près encore des îles ; un enfant eût pu jeter une pierre de l’une à l’autre. Le fleuve était calme ; cette merveilleuse nature se reflétait comme dans un miroir. Plus on s’éloignait de la mer, plus la végétation semblait grandir. Nous étions alors éloignés de l’influence des marées ; l’eau était cependant encore un peu salée.

Dans la journée, nous passâmes devant une case bâtie sur pilotis ; une foule de femmes et d’enfants, vêtus pour la plupart de costumes bleus, se pressaient pour y entrer : c’était sans doute le repas de la famille. Plus loin, une grande case enduite à la chaux : c’était une venda ; on y voyait des nègres buvant et payant leur eau-de-vie. Tout près de là jacassaient des perruches.

Le fleuve s’élargissait sensiblement et le vent commençait à souffler ; nous nous éloignâmes des cases, toujours placées à une assez grande distance les unes des autres. J’avais dans la journée fait connaissance avec un Brésilien, M. O*****, allant ainsi que moi à Manáos. Il savait autant de français que je savais de portugais. Il m’assura que personne ne pouvait dire au juste le nombre des îles qui sont sur l’Amazone ; il m’expliquait différentes choses que j’aurais pu toujours ignorer ; il me faisait remarquer certains arbres et me disait à quels usages ils étaient propres. J’avais entendu, dans les rues de Pará, crier une boisson nommée assayi ; j’en avais même bu ; je crois me souvenir qu’elle m’avait plu médiocrement, étant épaisse et un peu aigre. L’île près de laquelle nous passions était remplie des arbres dont on la fait. C’est une espèce de palmier. On met simplement le fruit dans l’eau bouillante, et on passe le liquide dans un crible. Il me montra un arbre colossal dont la feuille donne la mort instantanément ; il se nomme assaca. Je vis également le siringa, arbre qui produit la gomme élastique. Les hommes qui font cette récolte gagnent beaucoup ; il en est qui se font ainsi jusqu’à vingt livres par jour quand les bois sont bons. On part le matin, de bonne heure, et après avoir fait au tronc une légère blessure on attache au-dessous un petit pot de terre, et on continue ainsi d’arbre en arbre jusqu’à la limite qu’on veut. En retournant, on vide chaque pot dans un grand vase ; puis, avec une qualité de bois dont je n’ai pas su le nom, on fait sécher à la fumée.

Depuis quelque temps, je voyais des individus assis au-dessus de leurs canots, sur des échafaudages formés avec de petits troncs d’arbres ; ils étaient immobiles comme des statues. M. O***** m’apprit que c’étaient des pêcheurs ; j’étais trop éloigné pour m’apercevoir qu’ils étaient armés de flèches. Ils passent ainsi des journées entières sans faire d’autre mouvement que celui nécessaire pour rouler un cigarette. Ces hommes, qui habitent les rivages des îles de l’Amazone, sont les Mura. Aucune autre tribu ne veut s’allier avec celle-là. On pense généralement que ces Indiens ont émigré lors de la conquête du Pérou ; ils sont voleurs, leur parole ne les engage jamais, ayant pris plus encore que les autres Indiens, en contact avec notre civilisation, nos vices et laissé nos qualités. Polycarpe était Mura !

Partout où nous passions, la végétation descendait jusque dans l’eau ; jamais de plage visible ; les plantes aquatiques s’avançaient bien avant ; souvent nous avions l’air de naviguer au milieu d’un jardin couvert de fleurs, si bien que, pour donner de la nourriture fraîche aux deux bœufs que nous avions à bord, l’aide-cuisinier ayant coupé en passant des roseaux fleuris, ou y trouva un petit serpent tout bleu, dont je ne pus sauver que la tête, le reste ayant été écrasé par les peureux.

Je ne pense pas qu’il existe dans le monde de navigation plus agréable que celle que je faisais. J’avais cru, en approchant de l’Amazone, voir une mer intérieure n’ayant que le ciel pour horizon, ou tout au plus des montagnes perdues dans le lointain ; et rien de ce que je voyais ne ressemblait à ce que j’avais supposé. J’étais loin de m’en plaindre : à chaque instant, à la place de cette monotonie, je voyais se dérouler des panoramas toujours nouveaux dans leurs aspects variés. Et ce spectacle changeant, je le contemplais couché dans un hamac léger comme un filet, ne laissant pas à la chaleur la possibilité de pénétrer mes vêtements, que je pouvais d’ailleurs simplifier beaucoup, sous une dunette d’ordinaire découverte comme le reste du navire, ayant pour me distraire sans fatigue en face le mouvement de l’équipage, à droite et à gauche des oiseaux et des fleurs, au milieu d’une atmosphère tempérée par la marche du navire et par cette brise qui règne presque toujours sur l’Amérique du Sud.


L’Amazone. — Une bourrasque. — Les rivages. — Santarem. — Un bain dangereux.

À quatre heures après midi, nous entrions dans le lit de l’Amazone, après avoir quitté le rio Tarragui. Voilà bien cette fois le grand fleuve, toujours parsemé d’îles, mais à une très-grande distance : c’était, en diminutif,

  1. Voy. la note p. 356 et la carte p. 370. La grande embouchure est au-dessus de l’île de Marajo. La baie de Guajará, où est bâtie Pará ou Belem, s’ouvre au nord, sur le golfe de Pará formé par la réunion des eaux du Guamá, du Moju, de l’Acara, du Capim, du Tocantins et de l’Amazone lui-même.