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derrière dans lesquelles étaient passés des lianes qui les attachaient ensemble. Les pauvres bêtes devaient souffrir beaucoup.

En sortant de Villabella on avait mis le cap au nord-ouest pour traverser le fleuve en diagonale. À cinq heures nous touchions presque à la rive gauche, dont on voyait des parties bien cultivées, des bananiers à larges feuilles avec leurs régimes pendants et terminés par un tubercule du plus beau violet, des cocotiers, dans la noix desquels on trouve une liqueur blanche et douce comme le lait, et aussi des champs de maïs, des orangers, des cacaotiers ; de toutes parts des guirlandes de fleurs sauvages, de belles masses de verdure entremêlées avec les arbres à fruit. La nature vierge, s’unissant aux plantes cultivées, formait le plus magnifique spectacle. Puis le panorama changeait d’aspect : ce commencement de civilisation s’arrêtait pour faire place aux forêts. Depuis longtemps je n’avais rien vu de si pittoresque. Là se retrouvaient ces formes fantastiques, ces lianes gigantesques, pareilles aux chaînes des plus gros navires, avec leurs anneaux si bien soudés entre eux qu’aucune force humaine ne pourrait les désunir.

Le temps était magnifique ; l’eau du fleuve reflétait le ciel ; un oiseau mouche voltigeait et suçait le calice des fleurs ; plus bas un crocodile pêchait.

Je m’étais couché dans mon hamac, pour jouir tout à mon aise, sans fatigue, des merveilles qui se déroulaient devant moi. Déjà plusieurs fois mes yeux s’étaient involontairement fermés quand je regardais avec trop d’attention. Ce fut ce qui m’arriva encore, vaincu par la chaleur ; car si je n’en parle plus, elle ne s’amendait pas pour cela. Un mouvement inusité m’éveilla ; c’était l’ancre qui tombait devant la petite ville de Serpa, bâtie comme Villabella sur une colline de sable.

Serpa.

Pendant la journée, nous avions passé devant un des courants les plus dangereux de l’Amazone, le Cararauca, un peu au-dessous d’un parana-mirim au bout duquel sont un lac et Serpa. Il avait fallu arrêter la machine pour couper des roseaux. Nos bœufs mugissaient quand nous passions sur ces champs de verdure poussés dans le fleuve.

Après avoir quitté Serpa, en côtoyant toujours la rive gauche, nous sommes entrés dans les eaux du rio Negro, dont l’Amazone diffère encore bien plus que du grand fleuve Tapajóz. Nous vîmes pendant longtemps deux lignes parallèles, l’une blanche, l’autre noire : les deux fleuves semblaient vouloir être séparés éternellement. Depuis la nuit précédente nous avions dépassé une des bouches du rio Madeira ; enfin nous entrons dans le rio Negro lui-même et nous jetons l’ancre devant Manáos.

Mon voyage en bateau à vapeur était fini.

Pendant tout le temps qu’avait duré cette navigation, j’avais à peine aperçu Polycarpe ; jamais il n’était venu s’informer si j’avais besoin de lui. On l’avait retrouvé nonchalamment étendu dans le faux pont, cuvant tout à son aise une bonne portion de cachassa qu’il s’était généreusement payée à mes frais.