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Le rio Negro. — Manáos. — Voyage. — Cascade. — Hospitalité d’un nègre. — Une ménagerie. — Installation dans le bois.

On a vu que, malgré la monotonie d’un grand voyage sur l’eau, j’avais eu toute sorte de distractions ; d’abord celles que m’offraient les beautés d’une navigation unique dans le monde, puis les petites scènes de bord, et surtout celles que mon amour du travail m’avait procurées ; car, à part quelques contrariétés, j’avais assez bien passé mon temps. Maintenant j’allais me fixer à terre pour quelques mois, voir des tribus nouvelles, faire des études sérieuses, continuer mes collections, réparer mes avaries en photographie, et par-dessus tout, me refaire libre de toute contrainte.

Le bon M. O***** me fit débarquer avec lui et me conduisit à sa maison ; il me donnait l’hospitalité du logement.

Ma première visite à Manáos[1] fut pour le colonel de la garde nationale ; il eut la complaisance de m’accompagner chez le vice-président de la province du haut Amazone. Là je trouvai le chef de la police, pour lequel j’avais également une lettre d’introduction. Ces messieurs eurent la bonté de se mettre à ma disposition, et me firent beaucoup d’offres de services.

Cependant la nuit était venue, et chacune des personnes chez lesquelles j’étais allé me croyant engagé ailleurs, aucune d’elles n’avait songé à m’inviter à dîner.

Après un repas exigu que je me procurai à grand peine, j’allai donc accrocher mon hamac chez M. O*****, ignorant toujours où était Polycarpe.

Le lendemain, sans voir personne, je partis à la découverte, étant très-décidé à me loger près des bois, en supposant que cela fût possible.

Nous marchâmes bien longtemps, Polycarpe qui m’était revenu et moi, sans qu’un seul oiseau se fît voir ; le pays était monotone, sans intérêt. Nous marchions à l’aventure ; je commençais à perdre courage, lorsque j’entendis au loin le bruit d’une cascade, qui fit sur moi le même effet qu’une trompette sur un cheval de bataille. Dès ce moment je ne connus plus de fatigue, et j’arrivai au milieu d’une immense clairière, suite d’un défrichement récent entouré d’arbres prodigieusement grands, dont la base était dans l’eau. C’était l’écoulement d’une grande cascade. Ces eaux, comme celles du rio Negro, étaient noires.

Je suivis quelque temps la petite rivière : j’avais trouvé ce que je cherchais pour mes études ; mais il ne fallait pas songer à aller tous les jours si loin. J’étais à réfléchir si je ne me ferais pas construire une baraque pour venir vivre là. Polycarpe, que j’avais envoyé à la découverte, arriva au petit pas, comme il était parti, se conformant ainsi à l’usage indien de faire toujours à sa tête, et non autrement : car je lui avais dit d’aller vite et de revenir de même s’il découvrait quelque chose d’intéressant pour moi. Il savait ce que je désirais. Il vint donc très-doucement, et pour m’indiquer ce que nous cherchions, il commença à se servir d’un procédé qui lui était propre : au lieu de m’indiquer avec le doigt ce dont il était question, il se tourna du côté d’où il venait et, levant la tête de bas en haut, il forma avec les lèvres la voyelle U, ainsi que le maître de langue dans le Bourgeois gentilhomme. Plus tard, et pour varier, il imitait instinctivement les carpes de Fontainebleau mangeant le pain que les badauds leur distribuent chaque jour.

Je le suivis et je m’égratignai un peu en marchant au milieu de plantes à pointes aiguës ; enfin j’aperçus ce que je n’aurais pas osé espérer : une case habitée et une autre plus éloignée, à moitié construite.

Quand j’arrivai près de la case habitée, je me vis entouré d’une foule d’animaux de toute sorte, et excepté les chiens et une famille de chats, je n’en reconnus aucun ressemblant à ceux d’Europe. Un perroquet de l’espèce amazone était perché sur la barre de bois qui formait l’arête du toit de palmier ; quelques hoccos noirs à bec rouge, un peu semblables à des dindons, vivaient, ainsi que d’autres oiseaux domestiques, en bonne intelligence. Sur la porte, un grand nègre, paraissant très-vigoureux, se tenait les bras croisés ; un fusil de munition pareil à ceux de l’armée était à ses côtés. J’allai directement à lui, suivi, à cent pas au moins, de Polycarpe.

Je savais toute l’importance d’un blanc en présence d’un nègre, et j’allai m’asseoir dans la case, sur un banc, en passant près de celui-ci et lui faisant seulement un petit signe de tête amical.

Je demandai à mon homme à qui appartenaient ce terrain défriché, ces cases, et à quel titre il était gardien de tout cela, puisque je ne voyais personne autre que lui. Avant de me répondre, il alla me chercher dans une calebasse de l’eau fraîche ; il versa dedans un verre de cachassa et vint me l’offrir très-respectueusement : il m’avait vu m’essuyer avec mon mouchoir. J’acceptai avec plaisir : je crois que s’il m’avait donné de la farine de manioc, à moi qui ne l’aimais pas, j’aurais accepté de même. Polycarpe arriva enfin, il devait m’aider dans cette conversation, assez embarrassante avec le peu de portugais que je possédais.

J’appris que tout cela appartenait au colonel B*****, commandant d’armes de Manáos ; que Chrysostome, le nègre, était soldat, et qu’il allait de temps en temps à la ville.

Je me hâtai de revenir sur mes pas ; et, muni d’une lettre d’introduction que m’avait donnée le colonel de la garde nationale, j’allai directement la porter au commandant de la place.

Le hasard me servit : il avait été en France, il parlait notre langue très-purement, et de plus, chez lui se trouvait le jeune docteur brésilien avec lequel j’avais fait le voyage depuis Pará. L’autorisation de loger dans la case me fut accordée à l’instant. Le colonel voulut m’installer lui-même. En attendant, il m’offrit à dîner chez lui.

J’allai avant le dîner visiter une ménagerie composée de singes, d’oiseaux du Pará, de hoccos, de coqs de roche. Je fis bien des péchés d’envie, surtout à l’endroit du

  1. Voyez la note de la page 362 et la carte page 370. Manáos ou Barra do rio Negro est situé par trois degrés trois minutes de latitude sud et vingt-cinq degrés dix-sept minutes de longitude ouest d’Olinda.