Page:Le Tour du monde - 04.djvu/379

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connaissais, ont une coque dure. J’ai cherché vainement plus tard dans le sable les amas d’œufs que ces tortues y cachent. Les Indiens étaient plus heureux ; ils les reconnaissaient à certaines traces imperceptibles ; car je crois me souvenir que les tortues, en se retirant, effacent d’abord celles qu’elles ont faites ; les vents et les pluies font le reste.

Je voyais à quelque distance des volées de grands oiseaux appelés ciganas ; mais nous étions séparés d’eux par une petite anse. Nous avons dû nous embarquer de nouveau, et je pus abattre un de ces oiseaux, qui déjà depuis longtemps, à bord du vapeur, étaient le but de mon ambition. Je l’apportai triomphalement au canot.

Intérieur du canot.

J’étais occupé à recharger mon fusil (j’avais déposé en lieu sûr mon revolver, dont l’effet avait été produit, ne me souciant pas de l’avoir continuellement sur moi ; car, n’ayant qu’un pantalon, le frottement ne m’en était pas agréable), quand j’aperçus un caïman qui se glissait doucement entre les roseaux. Cette vue n’avait rien de bien rassurant, et tout en reculant je regardais s’il n’avait pas de camarade à terre. Une fois éloigné raisonnablement, je me disposais à lui envoyer une balle dans les yeux, lorsqu’un des Indiens, occupé de son côté à viser des tortues avec ses longues flèches armées d’un fer dentelé, me fit signe de regarder dans le fleuve. Je fus longtemps à distinguer l’objet désigné ; enfin, à une assez grande distance, je vis un point noir, quelque chose ressemblant à une tête, se diriger de notre côté, en paraissant venir d’une île éloignée de nous de plus d’une lieue. Au premier moment, j’eus la pensée que c’était quelque naturel habitant l’île voisine qui venait visiter ses compatriotes. Cependant la distance qu’il avait à franchir à la nage dans une si grande étendue d’eau et l’impossibilité de nous avoir aperçus de si loin, me firent repousser cette première supposition. Cependant, si ce n’était pas un homme, qu’était-ce donc ?… C’était un jaguar qui nageait droit à nous. Sa belle tête était, en peu de temps, devenue visible. Il nous avait vus à son tour, mais il ne lui était plus possible de retourner en arrière pour regagner le bord opposé.

Ne pouvant compter sur Polycarpe, occupé d’ailleurs fort loin à ses œufs de tortue, bien moins sur le garde et son fusil inoffensif, je profitai de la balle que j’avais glissée dans le mien pour le caïman, et j’attendis. Le cœur me battait bien fort ; cette tête que je voyais alors distinctement, il fallait la toucher. J’invoquai le souvenir du brave Gérard, mon ancienne connaissance. Au inoment où j’ajustais, l’animal se tourna brusquement et se dirigea d’un autre côté. Il avait compris. Je me mis à courir pour me trouver directement en face de lui et attendre le moment où il poserait le pied à terre. Je voulais le tirer à bout portant, pour plus de certitude ; mais pour exécuter cette manœuvre je fus arrêté tout net par des épines, des lianes toutes remplies de piquants. J’avais les pieds nus ; il me fut impossible de gravir un petit monticule qui me séparait du lieu où le jaguar allait prendre terre… Et il allait disparaître derrière !… En désespoir de cause, je tirai à la hâte et le touchai sans