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doute, car il porta subitement une de ses pattes à sa tête en se grattant l’oreille gauche, comme l’aurait fait un chat. Je le perdis de vue un instant, et quand il reparut de l’autre côté du monticule, je le vis s’enfoncer dans le plus épais du bois.

De retour au canot, j’ai dû préparer de suite les oiseaux que j’avais tués. Celui qu’on nomme cigana est gros comme une petite poule ; il est d’un beau mauve violet ; sa tête est ornée d’un panache ; il a le tour du bec bleu de ciel, les yeux rouge laque.

Plus loin, j’ai acheté, chemin faisant, une tortue quatre patacas[1] et une poule trois patacas.

Nous avons toujours navigué près du rivage d’une grande île, sur laquelle il ne fallait pas songer à descendre : ce n’étaient que d’immenses degrés de boue, sur lesquels se penchaient des arbres à moitié déracinés. Arrivés à la pointe de l’île nous avons trouvé une grande plage, et aussitôt tout le monde s’est empressé de se jeter à l’eau et d’amarrer le canot. La chasse et la pêche ont de suite commencé, chacun de nous selon ses goûts particuliers.

La plage se prolongeait fort loin ; nous ne pouvions nous procurer du bois pour faire cuire notre tortue ; il fallait traverser une immense flaque d’eau. On prit le parti d’embarquer et d’aller à l’aventure en côtoyant la plage. Je restai à terre et le canot me suivit. Nous arrivâmes ainsi à l’extrémité de la dune, et nous fûmes assez heureux pour trouver un rivage élevé bien au-dessus de l’eau et des arbres en quantité : c’étaient des baobabs acajous. Ce terrain était pierreux ; il nous fut possible de grimper jusqu’au sommet sans enfoncer. Je fis deux croquis de ces acajous, dont les racines avaient été lavées par les eaux de l’Amazone, quand il avait débordé. Ces racines, ainsi que celles du manglier, ne paraissaient tenir à la terre que par des fils.

Les Indiens firent du feu ; j’avais acheté une grande marmite en terre ; ils tirèrent d’abord les œufs et en emplirent chacun une grande calebasse qui leur servait tour à tour d’assiette et de verre. Ils y ajoutèrent une certaine quantité d’eau : cela forma une pâte dont ils parurent faire leurs délices ; ils avaient déjà procédé de la même façon avec les œufs de la tracaja ; et selon les habitudes indiennes, ils n’avaient pas songé à m’en offrir. Mais j’y avais songé de mon côté, et j’en avais pris une douzaine que j’avais fait cuire sous la cendre chaude ; ils m’avaient paru très-bons.

On fit bouillir l’intérieur de la tortue à peu près comme un pot-au-feu, et le plastron, auquel beaucoup de chair restait attachée, fut lié à une baguette et rôti simplement. Nous avions des provisions pour plusieurs jours. Chaque homme prit sa part et en mangea comme il l’entendit. Moi, je pris la gamelle entre mes jambes, je trempai mon biscuit dans le bouillon, qui me parut délicieux, et je fis un excellent repas. Puis vint la distribution de la cachassa, dont j’augmentai la dose afin d’encourager tout mon monde.


Le fleuve Madeïra. — Perfidie de Polycarpe. — Engoulevents. — Caciques. — Scarlate. — Le gouffre de sable. — Châtiment nécessaire.

Nous avions une rude traversée à faire pour aller toucher à la rive droite et entrer dans les bouches du rio Madeira. Le garde n’avait encore rien fait d’utile ; c’était le digne pendant de Polycarpe. Mais cette fois il fallait payer de sa personne : il ne s’agissait plus d’aller doucement au courant ; il fallait traverser un grand bras de l’Amazone. Je donnai l’exemple et pris une pagaie ; j’en mis une autre entre les mains du garde, et le canot vola sur l’eau. Deux heures s’étaient à peine écoulées que nous entrions dans ce fleuve Madeira, si peu connu et qui devait réaliser toutes mes espérances.

Un matin, après une nuit détestable, nous accostâmes sur un banc de sable, près d’une immense partie de terrain emportée par les eaux. Ce terrain avait la forme d’un amphithéâtre, avec de vastes gradins très-réguliers. C’était une petite presqu’île basse et pouvant servir à planter ma tente. Je fis pour la première fois débarquer tout ce dont j’avais besoin, et je vis l’affreux Polycarpe faire une addition à sa grimace ordinaire en prenant de mes mains chacun des objets que je tirais du canot.

Je fis quatre clichés. J’étais nu, avec un pantalon seulement ; il eût été impossible de faire autrement sous cette tente que le soleil chauffait, je ne saurais dire à combien de degrés, mais je sais que ma chemise était en moins d’une minute trempée et traversée comme si elle eût été jetée à l’eau. Mes compagnons avaient pris l’habitude, aussitôt que le canot touchait terre, de se jeter dans le fleuve, en ayant soin de ne pas s’éloigner. Cette fois je supposai que, ne sachant pas nager, ils étaient forcés de rester sur le bord. Comme j’avais deux affreux pantalons tout tachés de nitrate, que je changeais quand l’un était mouillé, je me jetai dans l’eau tel que je me trouvais alors, après mon travail, nu-pieds et avec mon pantalon, et je fis, pour montrer ma supériorité, une foule de tours usités parmi les nageurs. Pendant que je nageais, gagnant le large, les quatre Indiens s’étaient assis. À certain signe de la bouche particulier à Polycarpe, je remarquai qu’il indiquait de la tête quelque chose que je ne voyais pas. Tous les yeux se tournèrent du même côté, mais pas un autre mouvement ne se fit : mes quatre hommes restèrent immobiles. Je ne sais pourquoi, je fis immédiatement quelques brassées et, après avoir pris terre, je me mis à courir, sans m’expliquer la cause de cet effroi instinctif. Arrivé près des Indiens, je compris tout. Attiré par ces belles fleurs violettes que j’avais déjà vues en grand nombre sur l’Amazone, j’allais directement me livrer à des caïmans découverts et montrés par le fidèle Polycarpe à ses camarades, qui ainsi que lui attendaient le tragique résultat d’une rencontre probable. Décidément j’avais eu raison de faire l’exercice du revolver. Si j’avais été imprudent de me livrer ainsi, je me jurai de nouveau de me tenir sur mes gardes et, vivant avec des Indiens civilisés, c’est-à-dire avec des hommes sur lesquels je ne pouvais compter et dont je devais me défier, d’agir en Indien aussi. J’avais eu, en

  1. La patacas vaut quatre-vingts centimes.