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la bouteille vide que l’Indienne avait laissée tomber ne me laissait aucun doute sur la nature de son mal : elle n’était qu’ivre. Mais comme son époux rentrait et commençait à mêler ses criailleries aux siennes, je me vis forcé de les jeter à la porte avec force coups de pied.

Je me levais, selon mon habitude, au premier chant du coq. Je rencontrais d’abord une grande montée à travers un défrichement, puis j’entrais dans le bois, toujours en gravissant, et enfin je me trouvais sur un terrain plat. J’étais déjà tout en sueur bien avant le lever du soleil. J’avais négligé longtemps certains oiseaux ressemblant à des grives, nommés sabias. Ils n’étaient pas brillants de couleur, mais comme il s’agissait de manger, il ne fallait pas faire le difficile. J’en trouvais souvent sur mon chemin, ainsi que des engoulevents. Je n’avais qu’à me baisser un peu pour déposer mon sac à terre, puis je faisais glisser sans bruit le long de mon bras libre ma carabine qui pendait à mon épaule en bandoulière, et rarement je manquais d’abattre plus de gibier qu’il ne m’en fallait pour mes repas. Plus loin, j’entrais dans les grands bois. En attendant ma chambre noire et ma tente que Manoël m’apportait chaque jour, j’essartais avec mon couteau de chasse le terrain propre à l’édification de mon atelier. Ce n’était pas chose aisée, surtout si je rencontrais de grosses racines. Le choix des vues à peindre n’était pas non plus exempt de difficultés. Comme j’étais souvent trop rapproché de mes modèles, il me fallait travailler à genoux dans ma tente. Parfois un orage, dont rien n’annonçait l’approche, venait fondre sur nous. Nous nous empressions de tout emballer, et quand nous étions prêts à partir, les chemins, ou plutôt les sentiers, déjà si encombrés, se changeaient en torrents. Je rentrais au gîte dans un piteux état. Je buvais alors un verre de cachasse et je me jetais sur mon hamac.

Un botocudos.

Un jour j’étais à genoux dans ma tente, et tout en travaillant avec ardeur, j’entendais des voix. On parlait avec Manoël. Quel fut mon étonnement, quand en mettant la tête à la hauteur de la portière, je vis une douzaine de sauvages Botocudos avec leurs lèvres déformées et leurs oreilles d’un demi-pied de long ! Ils ne comprenaient certainement rien à cette tente, dans laquelle, au milieu du jour, ils apercevaient de la lumière. Ce fut bien pis quand ils en virent sortir en rampant un homme à tête rasée et à longue barbe.

Ces douze Botocudos avaient été envoyés en députation près du président de la capitainerie de Victoria. Ils étaient entrés dans la ville tout nus, sans y être annoncés, et au grand effroi plus encore qu’au grand scandale des habitants qui leur avaient aussitôt offert des chemises et des pantalons. À leur départ, on leur avait donné des fusils, de la poudre et du plomb, et, de plus, de belles paroles, des promesses magnifiques qui n’engageaient à rien. À peine hors de la ville, attendu que les vêtements dérangeaient un peu leurs habitudes, ils avaient fait comme moi pendant mon voyage au milieu de l’eau, c’est-à-dire que, roulant en paquets leurs habits, ils les avaient placés sur leur dos. Ils portaient leurs fusils en bandoulière et à la main leurs arcs. J’avais par hasard sur moi quelques petits objets, entre autres un couteau et une lime à ongles, achetés dans les baraques du boulevard Bonne-Nouvelle, la semaine du jour de l’an. J’en fis présent à celui qui paraissait le chef de la troupe. Nous fûmes bien vite bons amis, et il me donna en échange un arc et trois flèches. J’ajoutai à mon présent la moitié de mon déjeuner, qui fut également bien reçu. Je fus récompensé de cette bonne action par ce que je vis. Celui qui me paraissait être le chef avait, comme ses compagnons, dans une ouverture faite à la lèvre inférieure, un morceau de bois rond, un peu plus large qu’une pièce de cinq francs. Il se servit de ce morceau de bois comme d’une table, découpant dessus avec mon couteau un morceau de viande fumée, qui n’avait qu’à glisser de là dans l’intérieur de sa bouche. Cette façon de se servir de la lèvre comme d’une table me parut d’une grande commodité. Mes nouvelles connaissances avaient également de grands morceaux de bois pareils dans le lobe des oreilles. Sans cette précaution, elles eussent pendu d’un demi pied…


Un chat sauvage. — Ruses de guerre inutiles contre les moustiques. — Départ. — Retour à Rio-de-Janeiro.

En errant, je découvris le plus charmant endroit que pût désirer un chasseur : c’était un sentier praticable, sous de grands arbres très-épais, avec des éclaircies de chaque côté. Les oiseaux, après avoir butiné çà et là, venaient se reposer à l’ombre. Je n’avais qu’à choisir parmi eux mes victimes. Je me promenais là nonchalamment sans me fatiguer, bien abrité. Dès que je me sentais un peu las, j’allais chercher des oranges et je m’asseyais sur quelque tronc d’arbre. Je dessinais des fleurs, des feuilles, sans perdre de vue le sommet des arbres. Un jour, comme je ne faisais pas grand bruit, tout occupé à examiner à la loupe un insecte, j’entendis derrière moi quelque animal marcher dans les herbes. En me retournant doucement, je vis un très-beau chat sauvage, se promenant aussi de son côté. Il faisait de petits sauts, s’accrochait aux lianes, et de temps en temps poussait de petits miaulements. C’était le premier de son espèce qui venait ainsi à ma portée. J’avais toujours dans les poches des balles et des chevrotines. J’en glissai quelques-unes dans ma carabine. Quand je voulus me lever, le chat s’élança