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chez les Kurdes, une grande renommée par la justice et la sévérité de son administration. Heureusement pour les voyageurs, il était la terreur des malfaiteurs, auxquels jamais il ne faisait grâce ; aussi, était-il nommé Kilich-pacha ou pacha du Sabre.

Après avoir traversé un pays de l’aspect le plus triste, nous eûmes à franchir le mont Saguermáh qui formait comme le dernier gradin en descendant du haut de la contrée élevée où sont amoncelées les grandes montagnes du Kurdistan. La chaîne du Saguermâh est une barrière naturelle placée entre les plaines de la Mésopotamie et le pays des Kurdes. Ainsi comprise par un certain Abdoul-Rhamân, précédemment pacha de Suleïmanyèh, ce chef rebelle en avait tiré parti pour se mettre à couvert des attaques du pacha de Bagdad, et il en avait fait une ligne de défense imposante. Le seul chemin praticable au travers de cette montagne est excessivement difficile et étroit. Abdoul-Rhaman avait cherché à rendre ce passage infranchissable aux troupes turques au moyen d’une muraille fortifiée, placée au sommet, dans une partie très-resserrée du défilé qu’il était parvenu à barrer complétement. Cependant la muraille fut renversée, forcée, et le pacha kurde, obligé de fuir, vivait alors dans l’exil, à Sennah, en Perse. Nous passâmes au milieu des ruines de cette forteresse, après quoi une pente rapide nous conduisit sur un versant couvert de bois, vers une contrée que ne bornait devant nous aucune montagne.


Marche de nuit. — Arrivée — Bagdad. — Habitation.

Nous étions au 1er juillet. Descendus des hauteurs où jusqu’alors la température s’était maintenue assez modérée, nous commencions à cheminer dans des plaines immenses qui allaient s’abaissant toujours jusqu’au golfe Persique. Un horizon sans bornes, insaisissable à la vue, miroitait incertain et tremblotant sous les rayons d’un soleil de feu. Désormais nous ne pouvions plus, pour nos montures et pour nous-mêmes, marcher que la nuit, nous reposant le jour — manière fort triste de voyager, qui, au désagrément de ne rien voir, ajoute le supplice de lutter contre le sommeil. — Nous attendions que le soleil fût couché pour reprendre notre marche à travers ces plaines désertes et sans fin où rien, dans les ténèbres, ne pouvait nous distraire d’une course pénible pendant laquelle nous nous laissions conduire par nos chevaux, dont l’allure monotone augmentait chez nous le besoin de dormir.

Il y avait trente-quatre jours que nous cheminions ainsi au milieu de solitudes où rien ne nous avait engagés à nous arrêter, lorsque, à l’aube vermeille du jour naissant, nous entrevîmes les minarets de Bagdad au travers du mirage qui cherchait déjà ses formes trompeuses dans les vapeurs que les premiers feux du soleil faisaient sortir d’un sol encore brûlant de la veille ; — c’était le 7 juillet. — La voûte bleue d’un ciel pur et diaphane commençait à s’éclairer quand nous arrivâmes devant la porte Bab-el-Khadem, la porte des Esclaves. Les Bagdadins dormaient encore ; les caraoûls ou sentinelles turques veillaient. Nous mîmes pied à terre, car nous ne pouvions entrer en ville : il fallait attendre l’heure de l’ouverture des portes. Enfin l’officier du poste fit ses ablutions matinales, et quand il eut achevé sa prière, nous entrâmes ; les rues, comme les bazars, étaient encore désertes, et j’arrivai au logis qui m’était destiné sans avoir pu me faire une idée de la population de cette grande ville.

La maison qui fut mise à ma disposition se composait d’une cour sur laquelle ouvraient l’écurie, la cuisine, et ce qu’on appelle dans la langue du pays le serdâb : c’est une salle plus basse que le sol, dans laquelle on descend par quelques marches, et qui, comme une cave, offre aux habitants, par sa fraîcheur, un lieu plus commode pour supporter la chaleur du jour. Par un petit escalier, on arrivait à une galerie composée de plusieurs travées qui étaient formées par des colonnettes en bois de palmier, surmontées de charmants chapiteaux en encorbellements dans le goût arabe. Sur cette galerie assez spacieuse ouvraient plusieurs chambres, mais les portes en restèrent fermées, ou ne s’ouvrirent que pour laisser passer les bagages qui y furent déposés, car je préférai de beaucoup m’installer dans la galerie où j’avais de l’air sans être incommodé par le soleil. Par un escalier intérieur on arrivait sur le haut de la maison qui était, comme toutes celles du pays, terminée en terrasse. Là, après le coucher du soleil, je pouvais aller chercher une petite brise bien rare et bien peu rafraîchissante, mais d’autant plus précieuse après les ardeurs dont j’avais souffert dans ces longues heures pendant lesquelles le soleil dardait ses rayons et faisait monter le thermomètre, à l’ombre, jusqu’à quarante-six et quarante-huit degrés. De cette terrasse je jouissais d’une admirable vue : l’œil embrassait l’ensemble de la ville de Bagdad, avec ses remparts, ses minarets dont les derniers rayons du soleil éclairaient encore les pointes ; au second plan le cours du Tigre décrivait ses sinuosités au milieu des innombrables dattiers qui en couvraient les bords. Au loin, dans un horizon immense, au delà du désert et dans une atmosphère embrasée, le disque agrandi du soleil s’abaissait vers la terre du Mâghreb, comme disent les Arabes en désignant l’Occident.


Bagdad. — Les ruines. — Monuments modernes. — Études de la ville.

Après avoir consacré la première heure à mon installation, je me laissai aller à ce plaisir du voyageur, qui est d’errer à l’aventure au milieu d’une grande ville qui lui est inconnue. Celle-ci excitait à un haut degré ma curiosité : monuments, habitants, costumes ou usages de la vie, tout n’était-il pas intéressant dans cette cité tant vantée par la tradition, et qui avait de plus, aux yeux d’un Européen, le prestige de l’inconnu, située qu’elle est à l’extrémité de contrées éloignées, désertes et difficiles à traverser ? Tout y était donc nouveau pour moi, car je ne devais pas retrouver là les mœurs de la Perse. La vie arabe à sa physionomie propre, et le cita-