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fleuve qui descend vers l’océan des Indes, sa situation à l’extrémité de l’empire ottoman, et presqu’à la limite de celui des Anglais, sur la frontière de Perse et sur celle d’Arabie, lui donnent une importance incontestable comme centre d’action politique. De plus, elle est située au milieu d’un territoire dont la fertilité serait incalculable, si l’on se décidait à y faire revivre l’industrie des Babyloniens, à y rappeler la civilisation de Sémiramis. Des monts Kardouks au rivage du golfe Persique, de la chaîne des Zagros à l’Euphrate, s’étend une contrée immense arrosée par plusieurs rivières, traversée par des canaux antiques que les Romains furent les derniers à utiliser ; partout la terre généreuse appelle la culture, la population, et ne demande que des bras pour en extraire des richesses égales à celle de l’Inde ou de l’Arabie heureuse. Là, l’indigo, le sucre, le café, le coton, le plus beau froment enrichiraient des milliers de colons qui y apporteraient leur science agricole, ces arts d’une civilisation que le Bédouin méprise parce qu’il n’en sent pas le besoin.


Ctésiphon. — Séleucie.

Je n’avais plus rien à demander à Bagdad que j’avais explorée dans les plus minutieux détails ; il fallait un autre but à mes recherches, un nouvel aliment à ma curiosité. Je me remis en selle pour faire une excursion à quelques lieues de Bagdad, en aval et sur le bord du Tigre. Je voulais visiter les ruines dont l’antiquité nous a transmis le souvenir sous le nom de Ctésiphon ou Madaïn.

Je partis par une chaude soirée, à l’heure à laquelle le soleil, en disparaissant derrière la ligne droite du désert, allait enfin permettre de respirer plus à l’aise. Nous franchîmes les fossés de la ville, et bientôt, au milieu des landes brûlées et du silence de la campagne, on n’entendit plus, d’abord affaiblie, puis perdue dans l’air calme du soir, que la voix du muezzin qui appelait, pour la cinquième fois, les fidèles musulmans à la prière. À ce moment la lune se levait au-dessus des montagnes de la Perse. Peu à peu sa lumière froide et bleuâtre remplaça les tons roux du soleil couchant. Nos chevaux ouvraient les naseaux avec avidité pour respirer un peu de la fraîcheur que la nuit apportait avec une parcimonie qui était bien loin de les satisfaire. Nous avancions toujours, descendant le rivage du Tigre, le perdant ici pour le retrouver plus loin. Les chants de quelques mariniers arabes qui tiraient la corde de leurs lourdes barques, venaient jusqu’à nous ; leurs accents languissants et mélancoliques disaient bien la peine et la fatigue qu’ils avaient à remonter le courant.

Après deux heures de route nous rencontrâmes la rivière de Delhub ; il fallut la passer en bac, car elle est très-profonde. Trois heures plus tard, un peu avant minuit, nous nous trouvions sur un terrain très-accidenté. Partout autour de nous s’élevaient des éminences ; nous les gravissions, nous les tournions ; sous la faible clarté de la lune, nos chevaux trébuchaient sur des débris de maçonnerie. Je compris que nous étions sur l’emplacement de l’ancienne ville, et je reconnus Ctésiphon, à la silhouette obscure qui accusait devant nous le monument appelé Tak-i-Khosrô. Nous fûmes bientôt auprès. En ce moment la lune l’éclairait de tous ses rayons, et je pus distinguer, malgré l’heure qui rendait toutes les formes douteuses et insaisissables, la large façade d’un grand édifice au centre duquel s’ouvrait une haute et mystérieuse voûte dont les oiseaux de nuit, épouvantés de notre arrivée, remplissaient la profondeur du bruit de leurs ailes et de leurs cris funèbres. Sous cette arcade à peine éclairée par un pâle reflet de la lune, tout était vague et sombre ; elle paraissait immense.

Bien des heures devaient encore s’écouler jusqu’au jour ; il fallait prendre un peu de repos, nous nous jetâmes sur l’herbe.

L’étoile du matin pâlissait déjà, et le ciel blanchissait à l’horizon, quand je m’éveillai. Je jetai mes regards tout autour de moi, pour reconnaître le lieu où je me trouvais. Çà et là, à droite, à gauche et au loin, s’étendaient les monticules que j’avais remarqués la veille en arrivant. Des arbustes épineux en couvraient les pentes, mais ne dérobaient rien à la vue, car la plus minutieuse recherche ne m’amena pas à trouver sous leurs rameaux la moindre trace de constructions. Tout l’intérêt de cette localité appartenait donc exclusivement à l’édifice qui se dressait devant nous. Bientôt le soleil, ce magnifique soleil d’Asie, majestueusement élancé dans un ciel de nacre azurée, le frappa en face de toute sa lumière et en fit ressortir les moindres détails.

La Mésopotamie fut autrefois une province de la Perse qui avait poussé ses conquêtes jusqu’en Asie Mineure. Parmi les villes de la Babylonie, dont les portes s’ouvrirent devant les armées victorieuses des princes de la dynastie sassanide, figurait Séleucie. Cette cité fondée par Séleucus Nicator, sur la rive droite du Tigre, fut longtemps la capitale du royaume dont ce lieutenant d’Alexandre avait hérité après la mort de son glorieux maître. Chosroès le Grand que les Persans appellent Khosrô et Nouchirvan ou le Juste, s’empara de cette ville dans le cours des victoires qu’il remporta en Mésopotamie sur les Romains. Ce prince sut imprimer à sa conquête une stabilité telle qu’il eut le loisir de fonder plusieurs établissements dans les pays qu’il avait soumis. Si l’on en croit les vestiges et les ruines qui se voient encore sur le bord occidental du Tigre, on doit penser que le point où florissait alors Séleucie avait particulièrement attiré son attention. Mais par suite d’une idée qui est tout à fait dans la nature du caractère asiatique, Chosroès, jaloux d’attacher son nom à une ville qui lui dût son origine, et ne voulant pas résider à Séleucie, fit bâtir sur la rive opposée une seconde cité connue sous le nom de Ctésiphon ou de Madaïn. Le siége du gouvernement de la province étant là, ainsi que la demeure du souverain, il était naturel que la population de la ville déchue vînt se fixer dans la nouvelle. Par suite, l’abandon dans lequel tomba Séleucie ne tarda pas à avoir pour elle des conséquences funestes. Elle se couvrit de