Page:Le Tour du monde - 04.djvu/82

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

C’était, il est vrai, s’engager dans une voie plus périlleuse ; mais il obéissait à une impérieuse nécessité. Malheureusement, aux calmes succédèrent bientôt les gros temps, et des brouillards épais qui, durant trois jours consécutifs, empêchèrent le capitaine P… de faire le point, c’est-à-dire de relever, par l’observation du soleil, sa position exacte sur le globe.

Il fallait donc naviguer d’après l’estime moyenne de rigueur, trop souvent trompeuse, et qui le fut tellement dans cette circonstance, que le troisième jour le Saint-Paul faisait côte. Où ? on n’en savait rien, au moins d’une façon précise ; ce que l’on voyait seulement trop bien, c’est qu’on était en Mélanésie, et, par conséquent, sur une terre inhospitalière, certitude qui ne rendait pas la position plus gaie.

Le navire s’était échoué quelques heures avant le jour, et quand le soleil vint éclairer la scène, on reconnut qu’on s’était jeté sur la pointe extrême d’un immense récif de corail, qui se déroulait comme un ruban à quelques milliers de mètres d’une terre montagneuse, couverte d’arbres et très-vraisemblablement habitée[1]. Triste consolation en de pareilles contrées que la possibilité de rencontrer des hommes en mettant le pied sur une plage inconnue ! Si l’on disait à un voyageur qui se dispose à traverser des régions inexplorées, des forêts vierges ou d’incultes pampas : « Dans les immenses solitudes où vous allez vous engager, vous ne serez pas seul, les lions et les tigres y vivent en nombreuses troupes, » le pauvre voyageur, désagréablement ému, dirait certainement qu’il se passerait bien d’une pareille société. Eh bien ! lions et tigres ne sont pas plus avides de sang que les sauvages de l’île où l’on avait été jeté.

Le Saint-Paul, battu par les vagues qui venaient déferler et se briser sur le récif, ne tarda pas à se défoncer : il fallut l’abandonner. Les canots dont dispose un navire marchand eussent été bien insuffisants à transporter trois cents hommes dans le court espace de temps qui devait s’écouler entre le moment du naufrage et celui de la destruction complète du Saint-Paul. Heureusement l’écueil était guéable, si je puis m’exprimer ainsi, et les pauvres naufragés purent gagner à pied un îlot situé entre le lieu du sinistre et l’île qu’on apercevait plus loin. C’était un refuge qui permettait d’attendre quelque temps en sûreté le résultat de l’exploration qu’on se proposait de faire sur une terre plus habitable et plus fertile. Cette recherche était tout à fait nécessaire, car tout ce qu’on avait pu arracher aux débris que disputaient les flots, consistait en quelques barils de farine imbibée d’eau, deux ou trois quarts de viande salée et un petit nombre de boîtes de conserve. Maigres ressources pour un si nombreux personnel ! De plus, on manquait complétement d’eau douce.

Le capitaine P… accompagné d’une partie de l’équipage et des passagers, débarqua sur la grande terre et y fit choix d’un campement sur le bord d’un ruisseau, à quelques pas du rivage et en vue de l’îlot que nous appellerons désormais l’îlot du Refuge.

Comme on s’y attendait, on trouva des habitants noirs, laids, nus, sauvages, mais de prime abord timides, ce qui était en semblable occurrence une qualité précieuse. On parvint même à se procurer quelques cocos, et l’on prenait les dispositions convenables pour recevoir la totalité des naufragés, quand on fut attaqué à la pointe du jour et à l’improviste par une nombreuse troupe armée de lances et de massues.

Les sauvages, comme il est d’ordinaire, s’étaient peu à peu enhardis, et, sans bien savoir compter, ils n’avaient pas tardé à s’apercevoir qu’ils constituaient une masse plus compacte que la petite troupe de ces êtres fantastiques, qui, sauf la bizarre couleur de leur peau, avaient d’ailleurs toutes les apparences d’hommes comme eux. Ils pensèrent qu’ils pourraient par conséquent les combattre avec avantage et subséquemment les manger, à condition cependant de les approcher en tapinois et de tomber sur eux à l’improviste, avant qu’ils n’aient eu le temps de se mettre en défense. Donc, après s’être bien consultés, après avoir dressé leur plan avec cette sagacité du mal naturelle à tous les sauvages, ils attaquèrent les malheureux naufragés. Le combat ne fut pas long sans doute : les uns périrent victimes d’un massacre plutôt qu’ils ne succombèrent dans une lutte ; les autres parvinrent à gagner l’îlot du Refuge à la nage, ou furent recueillis par le canot du capitaine, qui commençait en ce moment même le transport des hommes restés sur l’îlot. Quand on en vint à se compter, on s’aperçut qu’il manquait huit marins et un certain nombre de Chinois. Avaient-ils tous péri dans l’attaque ou avaient-ils cherché leur salut dans la fuite, et devait-on les retrouver plus tard ? C’est ce qu’il était impossible de savoir pour le moment.

Devait-on se porter immédiatement à la recherche et au secours de ceux dont le sort inspirait tant d’inquiétudes et dans tous les cas prendre une juste revanche ? Il parut imprudent de céder à cette tentation. D’abord on manquait de canots pour débarquer en troupe nombreuse ; puis, les armes faisaient défaut, car on ne possédait que quelques haches et cinq ou six fusils ; enfin les Chinois étaient presque tous pusillanimes et démoralisés.

On résolut donc d’attendre et d’aviser à quelque expédient.

Pendant ce temps les naturels vinrent rôder autour de l’îlot du Refuge. Quelques coups de fusil suffirent pour les éloigner. Pour comble de malheur, on n’avait point de capsules, en sorte qu’il avait fallu démonter les cheminées des fusils et mettre le feu avec un tison à peu près comme on le faisait, il y a quelques siècles, pour les mousquets. Deux hommes étaient employés à tirer un coup de fusil, l’un qui mettait en joue et l’autre qui mettait le feu.

Le lendemain matin du jour ou commencèrent les sinistres péripéties d’un naufrage aussi lamentable qu’il en

  1. Voy. les études du savant Darwin sur les îles à coraux, 36e livraison du Tour du monde, t. II, p. 151.