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ici : un Danmann, un homme danois. Eh bien, le Danmann avait raison. M. Harold a bien fait de quitter l’Autriche pour sa terre natale, et de s’abriter, après la tempête, dans son paradis de Klampenborg, où par les jours de beau temps le Sund est d’un bleu éclatant, le ciel est d’un bleu pâle ; où le soir et la nuit, au clair de la lune, c’est le ciel qui est bleu foncé, tandis que le Sund est d’une blancheur de lis ; où il y a enfin comme un hymne alternatif d’amour et de nature !

Une semaine à Klampenborg rafraîchit et féconde. Que de belles courses nous avons faites avec ou sans chevaux sur la route d’Elseneur ! Cette route étonne, à chaque instant, par ses perspectives de terre et de mer. Quelquefois le Sund est infini, et quelquefois c’est la forêt ; on est entre les deux. La forêt, par moments, pousse ses grands arbres jusque dans les eaux, et l’on entrevoit, à travers des encadrements successifs, le détroit toujours nouveau et toujours adorable.

Je me suis arrêté à deux maisons très-proches de la route et de la mer. Ces maisons, admirablement soignées, sont dans le grand parc. Des guérites rouges et allongées, qui tournent sur un pivot et qui préservent par cette rotation les sentinelles de tous les mauvais temps, se dressent devant les bâtiments de Skodsborg. Ce lieu est la résidence d’été du roi. Depuis l’incendie de Frédériksborg, il habite l’une de ces maisons. Frédéric VII a, de Skodsborg, la plus belle vue de son royaume. Il est très-sensible, dit-on, au paysage et à la nature. Il a du cœur et de l’esprit. Il est agréable de visage, et pour moi, qui ai réuni tant de portraits de son aïeul Christian IV, il lui ressemble beaucoup, quoique dans des proportions délicates et avec une nuance moins mâle.

Il faut tomber à genoux devant le Sund. C’est la mer dans toutes ses fougues, dans tous ses bruits ; et c’est la terre, sur la côte de Séeland, la terre dans les miracles d’un paysage inépuisable en jardins, en palais, en maisons, en futaies gigantesques. — La terre et la mer donc étalent ici ce qu’elles ont de plus rustique, de plus aventureux, de plus divin. La terre est prodigue de bois où se jouent les brises, où courent les cerfs, et de pacages où paissent des milliers de vaches, jusqu’aux grèves du Sund ; la mer porte des centaines de navires, les uns à l’ancre, les autres dans le vent, toutes voiles déployées. Je n’avais rien vu ni rien imaginé de pareil. L’une des trois ou quatre plus belles pages de la création a été tracée là, sans aucun doute. De Copenhague à Elseneur, la mer est aux autres mers ce qu’est le lac des Quatre-Cantons aux autres lacs.

Les circonvolutions, les détours, les méandres de rivages du Sund, les nuances de ses grandes eaux, les pentes et les ombres qui y conduisent, sont adorables. L’architecture des arbres par delà les prairies est merveilleuse. On dirait qu’un Phidias a élevé dans des proportions exquises des Parthénons de feuillage, des cités végétales, des édifices aériens, des balcons, des galeries, des terrasses, pour l’admiration de tous les vaisseaux du globe.

Les ondulations de la Séeland sont plus marquées le long du Sund que partout ailleurs. Là, elles se déroulent en mètres irréguliers, mais selon l’ordre secret et d’après les lois mystérieuses d’une prosodie éternelle. La vie de la terre et de la mer se développe ainsi, comme un double poëme dont les mouvements et les épisodes s’entre-croisent en plis de lames ou en plis de collines, dans un contraste saisissant et délicieux.


IX

Elseneur. — L’île d’Hveen. — Tycho-Brahé.

Le 6 octobre 1860, après la traversée du Sund depuis Copenhague, je saluais avec un enthousiasme profond la rade verte et les toits rouges d’Elseneur. Malgré la saison, le soleil était chaud et la température presque tiède. C’était en Danemark ma plus belle journée de nature, aussi belle, dans un autre ordre, que ma première journée de Seebül, en Suisse. Mon cœur était plein d’infini, et l’aspiration de ma poitrine était aussi puissante que celle de la mer, plus religieuse sans doute, plus religieuse de toute la distance d’une âme à un élément !

Nous avons exploré la capitale d’Hamlet, aux lueurs de Shakspeare plus encore qu’aux rayons du ciel. Nous avons choisi ensuite à Marienlyst, à vingt minutes d’Elseneur, un pavillon qui domine la mer. Nous nous y sommes installés. De là, je touche le Sund, dont je ne suis séparé que par un jardin et un pacage. Le Sund est sans bornes de Copenhague à Landskrona, puis il devient détroit, se rétrécissant insensiblement de la première pointe suédoise jusqu’à Elseneur et à Marienlyst, où il n’est plus qu’une sorte de canal des Dardanelles.

De la terrasse de notre pavillon de Marienlyst je compte trois cent dix vaisseaux. Les uns sont à l’ancre, les autres profitent du vent pour entrer dans le Cattégat. J’aperçois le château de Kronborg sur la rive danoise, et sur la rive suédoise la tour d’Helsingborg. C’est une féerie !

Nous avons loué une barque dans la rade d’Elseneur, et, par une mer d’azur sombre, telle que l’aimaient les pirates de l’Edda, nous avons gagné l’île d’Hveen. Elle appartient aujourd’hui à la Suède. Elle a deux villages, de belles prairies et de fertiles champs de seigle. Son charme, c’est d’avoir été le séjour de Tycho-Brahé. Quoiqu’il ne reste plus des demeures du grand astronome que de vulgaires décombres, à peine quelques pierres moussues, on ne peut sur cette île détacher son esprit du nom qui la rend à jamais célèbre.

Tycho-Brahé naquit en 1546, au manoir de Knudstorp, près d’Helsingborg, en Scanie, contrée qui était alors, comme la Norvége, une province du Danemark. Après une jeunesse très-orageuse, des duels, des démêlés avec sa famille patricienne, un mariage avec une paysanne, des voyages nombreux, des études profondes, Tycho-Brahé fut comblé de richesses par Frédéric II. Le roi lui donna l’île d’Hveen, mille écus de pension annuelle, un canonicat de deux mille écus à Röskilde, et cinq cent mille francs pour la construction d’un observatoire.