Voici les plus récentes nouvelles d’Olger Danske. Quoiqu’il soit excellent et dévoué, il inspire une sourde terreur. D’un mouvement involontaire, au milieu de ses songes, il tuerait un visiteur trop confiant. Aussi use-t-on de précautions avec lui. On envoie ordinairement dans le souterrain des condamnés à mort, puis on leur accorde leur grâce. Le dernier qui fut dépêché pour s’informer de Danske s’était muni d’un énorme marteau. Il s’approcha lentement du géant, qui, les yeux fermés, disait : « Si le Danemark est faible, qu’on me réveille. » À ces paroles, l’homme secoua Danske, dont l’épée rendit un son et un éclair. Le géant se mit sur son séant et dit au malfaiteur : « Si tu es un messager danois, donne-moi la main, et par ta force je jugerai de la force du pays. » L’homme lui tendit le marteau. Olger Danske le saisit, le serra et dit : « Cette main est celle du Danemark. Elle se défendra bien seule cette fois. Je puis donc me rendormir. » Et le géant, reprenant sa position inclinée, s’assoupit de nouveau.
L’homme reparut au jour plus pâle qu’un spectre. Il retraça son entrevue, les cheveux tout hérissés d’effroi. Il montra son marteau. Les doigts du géant étaient imprimés dans le fer. Une étreinte lui avait suffi pour cela. Ce qu’il attend surtout, c’est que le Danemark ait une guerre avec l’Allemagne. Alors il se lèvera. Il sera invisible dans l’armée de la patrie danoise, et cette armée électrisée ne comptera que des héros. Elle sera invincible.
Le château de Kronborg est solidement construit sur la pointe de terre danoise qui s’avance le plus dans la mer. Il est enfermé dans une triple enceinte de fossés remplis d’eau, derrière des grilles et des voûtes sinistres.
J’ai compté neuf tours à Kronborg. Celle de l’horloge est ravissante. Toutes les portes de ces tours sont des cintres d’une variété exquise. La chapelle est d’une coquetterie élégante. N’est-ce pas plutôt une chapelle de cour qu’une chapelle de forteresse ? C’est qu’en effet la forteresse est un château qui a reçu dernièrement deux cours à la fois : celle de Suède et celle de Danemark. Kronborg était la résidence de deux rois. J’ai remarqué au premier, ou sont les appartements de la dynastie, un boudoir très-bas et délicieux qui regarde Helsingborg. Les plus belles vues à mon gré sont celles de la tour du fanal, à l’extérieur, et dans l’intérieur, celle de la salle du conseil. Ces deux horizons ne diffèrent presque pas. Ils s’ouvrent sur la Suède et sur les rochers de Kullen, sur le Sund et sur le Cattégat, tellement peuplés de vaisseaux qu’on dirait des villes flottantes.
J’ai contemplé les vaisseaux du Sund et la mer. J’ai erré des heures et des heures autour de la ville d’Hamlet. Je me suis un peu égaré dans la campagne.
J’ai frappé à une maison de paysan. Un vieillard, son fils, de trente ans à peu près, et sa fille, de vingt ans au plus, étaient à table. Ils avaient des tranches de porc entre des tranches de pain et un broc de bière. Sur l’invitation du vieillard, j’ai mangé et j’ai bu. Le jeune homme savait un peu de français. Il avait servi dans la dernière guerre du Danemark contre la Prusse. Il m’a conté certains détails intéressants. Après un combat, le général prussien avait voulu voir quelques dragons danois prisonniers, quelques-uns de ces démons, disait-il, qui faisaient de si atroces blessures. « En effet, ajoutait le Séelandais, j’étais dragon et nous n’y allions pas de bras mort. Voyez-vous, monsieur, nous vivons bien chez nous, et le blé de la terre natale nous donne des forces en même temps que le Danebrock (le drapeau national) nous donne du cœur. »
J’ai témoigné le désir de connaître toutes les pièces de la maison et leur ameublement. Nous nous sommes levés alors et, suivant l’usage du Danemark, nous avons prononcé, en nous serrant la main, ce Welbekommen (bien vous advienne), qui est le refrain cordial de tous les repas, dans les chaumières comme dans les châteaux, dans cette cabane, après un peu de lard et un peu de bière, comme à Glorup après des dîners exquis.
La jeune fille, se prêtant à ma curiosité, m’a montré toute la demeure de son père : poêles, fours, armoires, coffres, commodes, cuves à bière, pots de fleurs, tables, rideaux, alcôves, lits, bassinoires, pipes, fouets, bâtons de voyage et rayon chargé de quatre livres : une Bible, un almanach, une histoire du Danemark et un petit atlas local. Tout à coup, saisie d’un redoublement de complaisance, la jeune fille a ouvert un coffre. Elle en a tiré un fichu, puis une dentelle, puis une collerette. Je l’arrêtai en la remerciant et en l’assurant que c’était assez. Elle s’interrompit à regret. Elle aurait déplié devant moi tout son trousseau. Il y avait bien dans cet empressement un peu de coquetterie, mais il y avait encore plus de bienveillance pour l’étranger. Ce qui me charma dans cette politesse rustique, c’est que la jeune fille était belle comme une moissonneuse des sagas.
Je demandai la route d’Elseneur. Le vieillard, afin de supprimer les difficultés du dialogue entre nous, étala son atlas enfumé du Danemark et me désigna du doigt mon chemin. La jeune fille me dit adieu, mot qui est devenu danois par l’usage, et le jeune homme, le dragon séelandais, m’accompagna quelques minutes.
Il me parla de M. Hansen, dont il avait entendu deux discours : l’un sur les droits des paysans, l’autre sur le scandinavisme. « C’est un monsieur qui fait plaisir à entendre, » me dit-il.
J’ai pris congé du brave soldat, sur les renseignements duquel j’ai trouvé le sentier d’Elseneur. Au nord de la Séeland comme au midi, j’ai remarqué partout des champs sans buissons. Ces champs, qui n’ont pas de frontières apparentes, en ont de réelles : une pierre, un fossé, moins que cela, un sillon, voilà les limites traditionnelles du sol. Les haies dont, en Fionie, villageois, seigneurs et citadins entourent et séparent leurs domaines, me plaisent bien mieux dans le paysage.
Elseneur est plus qu’une capitale de la politique, elle est une capitale de la poésie. Son roi, c’est Hamlet, un roi idéal qui ne sera jamais détrôné. Shakspeare lui a fait une couronne d’étoiles.
Cette ville a pour bosphore le Sund.