Le voyage de Sintang à Pontianak se fit très-promptement en trois jours et demi, et sans autre aventure.
Dans ce chef-lieu d’une résidence administrative européenne, je pus constater un mal plus désastreux par ses résultats qu’aucune des coutumes cruelles ou abjectes que j’avais observées parmi les sauvages Dayaks ; et c’est un mal qu’on ne cherche pas à déraciner ; bien loin de là, le gouvernement use de toute son influence pour le propager : je veux parler de l’usage de l’opium.
Un soir, je visitai dans le campong chinois les six petites salles publiques où l’on fume de l’opium. Les fumeurs étaient assis ou couchés sur des nattes, et avaient à leurs côtés de petites lampes pour allumer la pipe dans laquelle ils fument. C’est une chose curieuse que l’habileté avec laquelle le fumeur, déjà à moitié privé de ses sens, sait enlever de la feuille à laquelle l’opium est attaché le brin le plus imperceptible.
On conçoit sans peine que dans ces lieux d’empoisonnement public on a devant soi le spectacle le plus hideux ! Ici, un malheureux se lève tout étourdi et en balbutiant, et cherche à se traîner chez lui, mais trahi par ses forces il tombe devant le seuil de sa porte ; là, un autre est étendu sans vie sur une natte, il n’est plus même en état de penser à sa maison ; ailleurs on voit un infortuné aux joues pâles et creuses, les yeux fixes, le corps tremblant, trop pauvre pour fumer jusqu’à perdre connaissance ! Chez quelques fumeurs, l’opium produit une gaieté extraordinaire : ils parlent et rient jusqu’à ce que, épuisés, ils retombent sur leur couche où ils jouissent, à les entendre, de rêves célestes. Ce qu’il y a de plus triste dans tout cela, c’est que celui qui a goûté une fois de ce poison ne peut plus s’en passer. Il a le corps brisé, énervé, il ne peut ni travailler ni penser, il est incapable de tout effort, tant qu’il n’a pas puisé dans l’opium un nouveau stimulant, une nouvelle vie.
À ma grande surprise, je rencontrai, dans ces maisons consacrées à l’opium, jusqu’à des femmes qui fumaient aussi passionnément que les hommes.
On me dit que le picoul d’opium coûtait à Singapore douze cents écus d’Espagne ; mais le gouvernement afferme le droit de vente à un prix si élevé qu’il en retire un bénéfice de six à huit cents pour cent.
La majeure partie des revenus du gouvernement hollandais, à Bornéo, provient jusqu’à ce jour du fermage de ce poison !…
EXCURSION AUX GROTTES DE SAMOUN OU DES CROCODILES
Au soleil couchant je quittai Siout, capitale de la haute Égypte, je descendis le cours du Nil, et, malgré deux ou trois ensablements et une nuit assez fatigante pour les matelots, j’arrivai d’assez bon matin au mouillage de Meguel-Qual. C’est de là qu’on part pour visiter les fameuses grottes de Samoun ou des Crocodiles.
Un homme vint s’asseoir sur la rive, en face de notre barque. Cet homme était le guide ordinaire. Comme il est le seul, il attend les propositions plutôt qu’il ne les fait. Je traitai avec lui pour 120 piastres courantes (environ 20 fr.). Moyennant ce prix, il se chargea de fournir « tout, » excepté la bougie. Il est vrai que ce « tout » devait se composer exclusivement de deux ânes qu’on nous amena bientôt. Peu richement harnachés, ils ont une bride de filaments de palmier, point d’étriers, et sur le dos, une selle large et informe, au milieu de laquelle se creuse une profonde vallée : bon gré mal gré, il faut bien que le voyageur s’assoie sur ce vide, en se résignant à écarter les jambes de telle sorte qu’il ne tarde pas à souffrir beaucoup et à entendre craquer de toutes parts son vêtement le plus indispensable. J’enfourchai donc ma monture, en ayant soin, comme toujours, de choisir la plus petite pour atténuer les conséquences des chutes, peu graves du reste, qu’entraînent ces selles vacillantes, et être à même de remonter plus facilement. Après tout, dans les villages d’Égypte, on ne saurait exiger moins mal.
Mon drogman, hérissé de pistolets comme si nous allions dans une caverne de brigands, prit le second âne, et nous partîmes, accompagnés du guide, de deux matelots, du raïs (chef de barque) portant une lanterne et des bougies, d’un jeune homme du village et de deux âniers, car chaque âne a pour satellite un ânier qui tourne incessamment autour de lui, l’excitant du bâton et d’interjections gutturales, ce dont cependant n’ont guère besoin ces ânes d’Orient presque toujours fougueux quand ils ne sont pas épuisés de travail et d’années.
Nous défilons sans trop nous presser, car nous avons la journée devant nous, au milieu de fertiles plaines couvertes de palmiers et de champs pleins de verdure, dans la direction de l’ouest et de la chaîne Arabique sous le plateau de laquelle sont les grottes. Chemin faisant, nous parvenons à délier la langue du guide, homme de 30 à 35 ans, à la figure intelligente et fine.
S’il est, nous dit-il, le seul guide, c’est que les gens des environs éprouvent à l’endroit des grottes une sorte de terreur superstitieuse. Il a remplacé, il y a quelques années, un vieux guide, mort depuis, et qui avait été son maître comme lui-même l’est maintenant du jeune