homme qui nous accompagne. La conduite des voyageurs dans les grottes exige une sorte d’initiation qui n’a guère qu’un adepte à la fois. La tête et la vue du vieux guide se troublaient souvent pendant ses dernières années, ce qui, sans le secours du jeune, aurait pu causer des erreurs funestes aux visiteurs.
Tout en conversant nous arrivons au pied des montagnes où la plaine et la végétation viennent mourir, la plaine presque brusquement, la végétation en dégradations insensibles de teintes et de puissance. Sur la limite, est un petit cimetière aride, brûlé comme les rochers voisins, et d’où s’élèvent quelques coupoles blanchies. Nous gravissons à âne un sentier tortueux, escarpé, rempli de pierres roulantes ; mais la pente trop rapide nous oblige à descendre de nos montures. Nous avançons, peu à peu, en suivant péniblement le sentier qui serpente à cette hauteur déjà grande, entre les parois perpendiculaires de la chaîne Arabique et des mamelons étagés qui viennent y aboutir, couverts de pierres d’un gris violet. Les rochers de droite sont des blocs dentelés, souvent détachés au sommet par une crevasse énorme et adhérents seulement par la base. C’est étrange de forme. Un aigle, perché au sommet d’un de ces pics élevés, nous regarde immobile.
Nous nous arrêtons un instant pour nous reposer et pour contempler l’immense horizon qui s’étend à notre gauche. Au bas des mamelons, de nombreux moutons qui paraissent tout petits, s’éparpillent à la recherche de touffes d’herbe, de plus en plus rares, et la plaine se prolonge de là jusqu’au Nil, avec ses palmiers et ses villages.
La brume légère, qui emplissait la vallée, s’évaporait rapidement, et nous laissait voir les ondulations capricieuses du fleuve qui, décrivant un long circuit, quitte Monfalout pour revenir vers le nord, non loin du point où nous sommes, et côtoyer les montagnes d’Abou-féda, droites et imposantes. En ce pays d’éternel été, dès que le soleil a dissipé les vapeurs du matin, l’atmosphère devient d’une transparence qui laisse voir les objets à une distance extraordinaire, en sorte que les derniers plans se dessinent en perspective avec une netteté surprenante. Siout et Monfalout, avec leurs blancs minarets, surgissent comme des taches éclatantes ; bien loin, à l’ouest, on voit les cimes bleu pâle des montagnes qui séparent la vallée fertile du désert Ippique ; à l’est près de nous, les rochers nus et brûlés de la chaîne Arabique réfléchissent vivement la chaleur et la lumière. Nul pays, sans doute, n’offre au même degré que l’Égypte ce contraste frappant et magnifique, entre un grand fleuve, une riche végétation et le désert. Le Nil se perd à l’horizon dans une nappe de verdure : on dirait presque les forêts de palmiers de Memphis ou les riches sillons du Delta.
Nous arrivons au sommet de la chaîne, doucement accidenté de petits mamelons tantôt arrondis, tantôt éraillés, au milieu desquels serpente la voie sur un plan presque uni. De tous côtés, la surface scintille de mica en couches presque ininterrompues, ou en fragments disséminés ; à cette vue, je m’empresse de remonter sur mon âne, car il n’y a guère que le pied d’un animal ou celui d’un Arabe qui puisse résister à ces pierres tranchantes, aiguës et roulantes ; les souliers seraient bien vite mis en pièces ; mais, ânes, âniers et matelots s’avancent à pied sans hésiter. Un plan incliné en opposition au Nil conduit au plateau. Ce plan est couvert de pierres nombreuses d’une teinte gris-rouge assez foncées, polies, arrondies : cela ressemble à un champ de bataille couvert d’énormes boulets de granit, comme ceux que l’on trouve en si grand nombre dans les rues de Rhodes. C’est une chose étrange que ce champ parsemé de pierres uniformes et en si grande quantité. Ce lieu s’appelle Daklé.
Je fais questionner le guide. Autrefois un homme appelé Daklé cultivait là des pastèques. Un jour, fatigué de son travail, il proféra des blasphèmes horribles, car c’était un homme violent. Dieu, indigné de l’insulte, changea aussitôt les pastèques en pierres, le champ en désert, et l’homme en un bloc de rocher dont il avait la dureté au cœur. Ce fut un coup de théâtre dont les traces sont encore remarquables, car ces pierres ont la forme allongée et arrondie des monstrueuses pastèques de Syrie. Assurément cet homme méritait son sort, et il était bien ingrat, car ses fruits étaient admirables, pour peu que l’on en juge par plusieurs de ces pierres, si grosses que nous pouvions nous asseoir dessus sans que nos jambes touchassent terre ; — à moins pourtant qu’Allah, par une sorte d’ironie, n’eût grossi d’abord les pastèques, pour causer ensuite plus de regrets à l’impie jardinier.
Je ne pus m’empêcher de faire remarquer au guide la criante invraisemblance de sa légende. Il y avait donc autrefois une petite oasis sur ces hauteurs arides, ou bien tout le pays d’alentour avait été frappé de la même malédiction. Il était pour le moins aussi difficile d’admettre que le malheureux Daklé eût à faire tous les jours, pour aller puiser au Nil l’eau destinée aux pastèques, le long et pénible trajet que nous venions de parcourir, ou, s’il y avait été forcé, un peu de mauvaise humeur eût été bien pardonnable. Je parlai aussi de la grosseur étonnante de quelques-unes de ces pastèques pétrifiées. Les guides ne me répondirent que par un silence que je fus libre d’interpréter dans le sens du dédain pour mon incrédulité d’infidèle, ou dans celui de l’impossibilité d’expliquer la chose. Je n’insistai pas, connaissant bien l’esprit susceptible des Arabes, et craignant que mon guide n’ouvrît plus désormais la bouche.
Sur le plateau où nous avançons lentement, des mamelons de toutes dimensions s’éparpillent à l’infini comme d’immenses vagues jaunâtres devenues immobiles. C’est le désert dans toute sa terrible nudité, désolé, silencieux. Ô prodige ! je vois deux touffes d’ajoncs. Elles doivent bien souffrir, les malheureuses ; mais, après tout, elles doivent être peu exigeantes. Puis, voilà un chacal, fauve comme les rochers, qui trotte à quelque distance en nous regardant. Il ne paraît guère moins étonné de notre présence, que nous de la sienne. Décidément, même dans les lieux les moins propices, la vie ne perd jamais complètement ses droits. Lui aussi doit se contenter de peu. Mon drogman qui n’a guère de scrupules de dé-