chais un endroit que n’eussent pas foulé les quelques centaines de chameaux qui, bordant la rive droite, attendaient leur tour avec l’air de grave bonhomie dont ils se départent rarement, je fus hélé par un pasteur choukrié, un superbe Arabe d’une trentaine d’années, qui me fit comprendre qu’il me regarderait comme son ennemi personnel si je m’avisais de boire de l’eau à sa barbe, quand ses chamelles pouvaient me désaltérer bien mieux. Et une calebasse de lait fumant accompagna la phrase. J’avais été averti de me défier du lait de chamelle ; mais j’avais soif, le lait était tentant, l’offre gracieuse : je saluai poliment, je bus et je passai la gara à J… Les pasteurs s’étaient attroupés : un jeune homme sortit des rangs et me présenta à son tour la calebasse. Nous bûmes une seconde fois, puis une troisième ; mais la quatrième calebasse qui arriva nous remplit de terreur. « Est-ce qu’il faudra crever par politesse ! » disait le pauvre J… Le fait est que nous avions l’air de deux noyés en voie de météorisation. Nous eûmes beaucoup de peine à faire entendre raison au bienfaiteur numéro 4, qui pensait que puisque nous avions accepté la politesse de ses camarades, nous étions tenus, à moins de méséance, de faire honneur à sa denrée. J… eut, le soir même, toutes les raisons de maudire sa condescendance.
L’Atbara reprit sa revanche le lendemain, une heure au-dessus d’Ouergaf, et nous montra un de ces paysages auxquels la Nubie ne m’avait pas accoutumé. Entre la rive gauche, coupée à pic dans la roche nue et dans l’argile, et la gauche, mamelonnée et descendant en pente douce sous un rideau un peu maigre d’acacias, dans un lit profondément fouillé par les hautes eaux dormait une belle nappe d’un vert sombre et transparent, qui s’éclairait vers le sud sous le ciel éclatant d’Abyssinie[1]. Je quittai à regret cette douce vallée pour gravir la pente occidentale et m’engager sur un plateau aride, ennuyeux, orné, pour toute végétation, de ghech et de forêts de l’abominable acacia appelé haoud, désespoir et déception du voyageur européen.
Le haoud, durant les sept ou huit mois de la saison sèche, est un arbuste roux qui peut avoir cinq à six pieds de haut, présentant, au lieu de feuillage, ses millions d’épines aiguës, parfaitement incapable de fournir au passant ni fruit, ni ombrage, ni repos à son pied, puisque ses branches commencent rez terre, et qu’il est impossible d’y appendre quelque bout de couverture ou de vêtement pour s’abriter. Il est couvert d’une sorte de cocon blanc fusiforme, très-dur, et que je n’ai jamais pu déchirer : il porte en outre quantité de nids d’un oiseau de très-petite espèce qui a judicieusement choisi pour refuge un arbre où les serpents les plus déliés se garderaient bien d’aller chercher sa progéniture. J’ai vu près de cent cinquante