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Je pourrais citer vingt anecdotes de cette espèce fort ridicules en elles-mêmes[1], mais les plus bouffonnes ont pour héros des gens honorables par certains côtés, dont j’ai été l’obligé à Khartoum, et que je ne tiens nullement à livrer à la gaieté de mes lecteurs. Je fais exception pour la suivante, dont les acteurs me sont tous parfaitement connus.

Un vieux traitant italien, enrichi au service du monopole égyptien, avait une grande fille, dont les excentricités défrayaient les bavardages du lieu. Notez qu’il n’y a pas de Landerneau au monde plus cancanier que Khartoum. Un jour le vieillard arrive, tout soucieux, au consulat d’Autriche. Il y avait là, outre quelques Italiens, les Français Vayssière, Malzac, Brun-Rollet, et le maître du logis, le savant et joyeux baron de Heuglin, aujourd’hui voyageur et naturaliste célèbre.

« Qu’avez-vous, père U…, demanda Huglin, vous êtes bien nuageux aujourd’hui ?

— Ah ! fait tragiquement le vieux Toscan, il n’y a plus d’amis : l’un de vous courtise ma fille ! »

On se récrie.

« Oui, Mil…, ajoute le bonhomme en s’adressant à un beau brun italien : vous rendez ma maison la fable de la ville !

— Moi ! s’écrie l’interpellé ; je suis incapable…

— Taisez-vous ; vous compromettez ma fille par vos assiduités. Pour réparer vos torts envers elle, birbante, que comptez-vous faire ?

— Dame ! l’épouser, si vous le permettez…

— L’épouser, je vous vois venir ! C’est-à-dire que vous voulez vous faire nourrir et héberger aux frais du père U…, va-nu-pieds que vous êtes !

Vergogna ! ne m’insultez pas : vous savez bien que j’ai un capital, cinq talaris (26 francs).

— Un capital ! Montrez-le donc votre capital !

— Vous savez bien que je ne puis pas vous le montrer, puisque c’est un intérêt de cinq talaris dans la banque de Vaudey[2], qui est à présent sur le fleuve. Si la campagne a été bonne, mes cinq talaris pourraient m’en faire dix. Il est solvable, au moins, Vaudey !

— Vaudey, oui ; mais pas vous. Enfin, passons. Mais comment vous marierez-vous, puisque nous n’avons ici ni prêtres, ni consul de Toscane ? »

Heuglin intervint paternellement.

« Voyons, messieurs, on peut s’entendre. Voici Malzac qui a été attaché de l’ambassade de France en Grèce : s’il n’est pas consul, il aurait pu l’être : nous allons marier ces enfants en sa présence, et nous signerons tous. Cela va-t-il ?

— Va ! dit U…, puisqu’on ne peut mieux faire. Mais je suis bon catholique, et je ne consentirai qu’à une condition : c’est que les époux seront tenus à faire régulariser leur mariage devant un prêtre. »

Or, on apprit bientôt qu’une mission catholique autrichienne allait arriver à Khartoum, et le beau-père voyait déjà se réaliser son rêve. Mais à l’heure même où le Stella matutina débarquait les missionnaires au quai de la Mudirie, M. Mil… passait le fleuve au bac d’Omdourman et fuyait en Égypte.

Voila pour les mœurs. Esquissons maintenant quelques figures, d’autant plus que dans ce groupe d’hommes que l’intérêt a réunis là de tous les points de l’Europe, quelques noms sont devenus célèbres, même à l’égal de noms scientifiques.


Brun-Rollet. — Vaudey. — Les frères Poncet.

Le premier par ordre de date est Brun-Rollet, assez surfait en Europe pour justifier la réaction qui s’est produite contre lui dans sa colonie, assez injustement rabaissé par celle-ci pour mériter un peu de réhabilitation. Brun-Rollet, élève d’un petit séminaire de Savoie, était destiné à l’Église sous le patronage de M. Billier, depuis évêque d’Annecy ; mais la lecture des encyclopédistes français qu’il trouva dans la bibliothèque du lieu altérèrent ses idées religieuses, et il eut du moins la loyauté de renoncer à enseigner ce qu’il ne croyait plus. Étant sans fortune pour se préparer à une autre carrière et ayant sur la France les illusions généreuses de beaucoup de jeunes étrangers, il se rendit à Marseille où il apprit vite à ses dépens qu’en France autant qu’en Savoie la vie est dure à qui a la bourse vide. Je ne sais quelle occasion favorable s’offrit de s’embarquer pour Alexandrie : il en profita, devint commis, cuisinier, m’a-t-on dit, puis employé d’un aventurier français nommé V…, plus connu des Arabes sous le nom de phîsian, qui ne veut pas dire physicien, tant s’en faut. Ce gentleman avait servi sous Napoléon, et portait, légalement ou non, le ruban de la Légion d’honneur, sans en être plus honorable. Sa probité commerciale était suspecte, sa lâcheté connue, et il vivait de la traite des nègres. La conscience de Brun-Rollet eut un haut le cœur quand il accepta d’entrer au service de ce malandrin ; mais il fallait vivre, et il n’y resta que le moins de temps possible.

Loyal, actif, résolu, le marchand Yacoub, comme l’appelaient les Arabes, fit de bonnes affaires, ouvrit des comptoirs sur le Fleuve Blanc, lutta énergiquement contre le monopole égyptien, fit le coup de feu contre les Arabes Baggara, des bénéfices quand il le put, de bonnes actions quand il en eut le temps. Il les raconte dans son livre, c’est son droit. Je ne sais s’il y parle de celle-ci, qui lui fait honneur. Un petit chef des Bary étant venu à Khartoum, attiré par tous les récits qui couraient parmi les tribus sur cette ville merveilleuse, fut pris par les hommes du pacha, qui allaient le conduire à leur maître comme esclave. Brun-Rollet réclama sans succès contre ce guet-apens, et ne pouvant rien obtenir, racheta l’homme à ses frais et le ramena dans son pays.

  1. En effet, ces deux anecdotes, ainsi que la suivante, témoignent une fois de plus combien certains de nos compatriotes se dépouillent aisément de tout sentiment de dignité personnelle quand ils se trouvent, à l’abri de toute censure de l’opinion, dans les pays lointains. Ils devraient tout au moins réfléchir qu’en cela ils manquent de patriotisme : ils font tort à la France. (Éd. Ch.)
  2. Vaudey, consul de Piémont, tué en 1855 au combat d’Ulibo. J’en parlerai plus loin.