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mille francs pour la seconde[1]. C’est à peu près aussi ce que m’aurait coûté mon voyage d’un mois seulement, si j’étais revenu seul. Le prix ordinaire d’une place en première classe sur les bateaux de la compagnie, en y comprenant toujours la nourriture, est de cinq cent quarante-huit francs de Marseille à Jaffa ; mais on paraît être assez bien aux secondes, où le prix est de trois cent quatre-vingt-cinq francs. Un jeune peintre, que j’ai rencontré au retour, et qui s’était bravement accommodé des quatrièmes (cent vingt-trois francs), n’avait dépensé en totalité que six cents francs, et avait exploré, le crayon à la main, la Palestine et la Syrie pendant six semaines. Beaucoup de nos jeunes gens de Paris peuvent, je crois, employer plus mal leur temps et leur argent.

On fait le trajet de Marseille à Jaffa en dix jours ou douze jours au plus. Chemin faisant, on aborde à Malte et à Alexandrie.

Ma disposition d’esprit, un certain malaise, une sorte de stupéfaction de mon aventure qui ne se dissipait pas, me rendirent presque insensible à toutes choses pendant le voyage. À Malte, je ne suivis pas nos jeunes pèlerins et les autres passagers dans leurs visites au palais de la Valette, au couvent et à l’ossuaire des capucins, à la cathédrale de Saint-Jean, au palais du gouverneur, à Civitta Vecchia, ni à la grotte de Saint-Paul. Je ne me sentis pas beaucoup plus de curiosité même à Alexandrie, où du reste il ne nous fut possible de rester que quelques heures. Je n’ai réellement été un peu ému qu’en arrivant, le onzième jour depuis mon départ de France, devant le rocher qui porte Jaffa ; encore ne suis-je pas sûr que le fond de mon trouble n’eût pas pour cause principale le sentiment d’impatience douloureuse qui se réveillait plus vivement en moi à l’approche du but…[2].

Il fallut passer la nuit à Jaffa. L’excellent artiste Bida et un voyageur anonyme[3] vous ont raconté, si j’ai bonne mémoire, comment on se rend, à cheval, en un jour et une nuit, de Jaffa, par la plaine de Saron, Ramlé et la vallée de Térébinthe, à Jérusalem, qu’on aperçoit de haut, à vingt minutes de distance, isolée, entourée de remparts et solennellement aride comme le paysage qui l’entoure.


II

JÉRUSALEM PENDANT LA SEMAINE SAINTE.

Jérusalem. — Les hôtels. — Une conversation à table d’hôte.

J’ai vraiment tressailli en présence de cette cité célèbre. Cette fois, il y avait bien dans ce que je ressentais un mélange de ces grandes émotions que doivent éprouver à un pareil spectacle tous les hommes sérieux et de bonne foi, en pensant à l’influence extraordinaire que ce point de notre globe exerce depuis dix-neuf siècles sur les destinées humaines.

Je me fis conduire directement chez les dames de Notre-Dame de Sion. Ma pauvre nièce ! Que de joie et que de larmes !… mais ce qui m’est personnel importe peu ici. Passons.

Il est décidé que nous ne quitterons Jérusalem qu’après la semaine sainte. Ma nièce restera dans son pieux asile avec la respectable Mme B… et ses deux filles, arrivées depuis quelques jours.

J’ai eu quelque peine à me loger. Il m’a été impossible de trouver la moindre place à l’hôtel Siméon, sur le mont Sion. Il eu a été de même à l’English hotel, dans la via Dolorosa. J’ai vu le moment ou ma seule ressource serait d’aller me coucher sous une tente hors de la ville ; mais je ne suis plus d’âge à prendre gaiement mon parti d’une vie si pastorale. À la fin, j’ai été assez heureux pour obtenir une petite chambre dans l’hôtel Cristiano ou Mediterranean hotel, près des réservoirs d’Ézéchias. Comme je prétends bien continuer à vivre à mon aise, je n’en serai pas quitte pour une quinzaine de francs par jour. Des terrasses de l’hôtel, je vois très-bien toute la ville, le mont des Oliviers, l’église du Saint-Sépulcre avec ses dômes, et la mosquée d’Omar. J’aurais peut-être été bien logé à la Casa nuova, qui dépend du couvent latin ; mais, à tort ou à raison, ceux de mes compagnons de voyage qui n’étaient pas pèlerins m’avaient mal disposé à l’égard de ce genre d’hospitalité douteuse, où l’on est toujours incertain sur ce qu’il convient de payer au jour du départ.

Prenez à la lettre ce que je vous ai déjà dit : je suis un campagnard très-ignorant. Ne vous étonnez donc pas de mes « étonnements » s’ils sont ridicules. Je ne puis vous promettre, dans ces notes, que de la sincérité.

Je savais bien que Jérusalem, la vraie capitale du christianisme, appartient aux Turcs, mais je ne le savais que par l’esprit. Mes yeux, mon imagination, mon cœur, ont été tout aussi stupéfaits que si c’eût été pour moi une nouveauté.

Que font là tous ces Turcs autour du tombeau du Christ ? Comment ? je suis en Turquie, moi ! Quiconque m’eût jamais dit qu’il me faudrait aller chez ces gens-là, m’aurait fait sourire de pitié ! Je me soucie bien des Turcs ! Ai-je affaire à eux ? Est-ce que c’est ici leur place ? Qu’ils s’en aillent où ils voudront, avec les Tartares ou les Thibétains ! Je n’aime pas les Turcs.

Je voudrais bien entendre quelque savant professeur d’histoire, votre collaborateur M. Duruy, par exemple, expliquer comment il se fait que pendant l’espace de dix-neuf cents ans les chrétiens, si fiers de leur supériorité sur le reste du monde, n’ont jamais su parvenir ni par force, ni par traité politique, ni de quelque manière que ce soit, à devenir les propriétaires définitifs de leur cité sainte ? Quoi de plus étrange que de laisser à des infidèles la possession de ce coin de terre sacré ? Pour tous les chrétiens, n’est-ce point la patrie ? J’entends

  1. Nous croyons que, récemment, ces chiffres ont été portés à treize cents et à onze cents francs.
  2. Nous supprimons quelques ligues sur Jaffa, qui a déjà été décrite dans notre troisième volume (Souvenirs d’un voyage au Liban, 53e livraison).
  3. M. Gérardy-Saintine, ancien consul à Jérusalem, et qui, en 1861, est mort bien jeune encore. Ces deux relations terminent le premier semestre du Tour du monde (1860, t. Ier, 25e et 26e livraisons).