Page:Le Tour du monde - 05.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui le culte de la bouteille. Il en est mort, laissant une veuve inconsolable. Son dernier mot a été pour demander à boire, et il a rendu le dernier soupir dans le goulot d’une bouteille de bordeaux. Une pareille fin aurait mérité d’être chantée par Rabelais.

Peñaflor, le mineur chilien, et son inséparable camarade, Juan Sapiens, tous deux graves comme les anciens Mores (Sapiens surtout, sage comme son nom), demandent un petit coin dans ce récit.

« Ambo florentes ælatibus, Arcades ambo. »

Ce sont Peñaflor et Sapiens, le poncho sur l’épaule et le sombrero noir sur la tête, qui viennent le dimanche, au nom de leur compagnie, régler et souscrire les contrats avec le directeur de la mine où ils travaillent. Au moment de la signature, ils roulent une cigarette dans leurs doigts et l’offrent à leur patron comme pour lui garantir leur parole. La cigarette semble jouer, chez le Chilien, le rôle du calumet chez le Peau-Rouge. Le talent de fabriquer en artiste une odorante cigarette n’est pas le seul que possède Peñaflor. Nul mieux que lui ne sait jouer du lazo, et quand une mule échappée prend ses ébats dans la montagne, c’est Peñaflor qui court après elle. Elle ne saurait éviter le nœud coulant dans lequel il l’enlace, et il la ramène victorieux à l’écurie. Un tel haut fait se paye généralement en Californie de deux à trois dollars.

Fouille et lavage des sables au fond d’une rivière. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Parmi tous ces types, je ne dois pas oublier celui de Ah-Hûn, le Chinois, mon voisin, dont je garde précieusement l’autographe. « Ah est le nom de ma mère, me disait-il, et Hûn celui de mon père. » Fin matois comme tous les siens, Ah-Hûn empiétait sur le claim d’une compagnie limitrophe, et m’avait pris pour expert du différend. Feignant de ne pas comprendre l’anglais, il ne me parlait plus qu’en chinois, et récusait le jugement de l’arbitre, exigeant qu’il fût rendu dans sa langue.

Si je voulais continuer à décrire ici des types de Californiens, je citerais l’Irlandais Sm…, qui, oubliant sa vie passée et son éducation toute française, consentit à se fumer, pendant des années entières, dans sa vaste cheminée de mineur. Assis du matin au soir devant son pot-au-feu, où les pommes de terre en bouillant se livraient à une lutte quotidienne, S… remplissait, dans cette douce quiétude de corps et d’esprit, les fonctions de gardien d’une mine qu’il dut ensuite abandonner. Il est depuis passé sur les placers de Walter-River, conduisant à travers la Sierra des convois de farine pour les mineurs affamés de l’Utah.

Je pourrais citer aussi certain Américain, marqueur de claims, le seul paresseux que j’aie connu parmi les yankees. Il passa tout son été de 1859 dans une cabane abandonnée. Il n’en sortait que rarement, pour aller délimiter des claims illusoires sur des ruisseaux alors desséchés. Dès les premières pluies de l’automne, il se montra tous les jours au dehors, et entra en pourparlers avec les Chinois qui revenaient de leurs travaux sur les rivières. Il leur vendit avec prime les claims inexploitables de l’été, auxquels l’abondance des eaux venait de donner une valeur subite. Les Chinois, n’ayant pas le droit d’exploiter un claim, autrement qu’en le louant