au bout d’un quart d’heure, un homme à moitié endormi se décide à venir s’enquérir de ce que je veux. — « Les voitures, parbleu ! — Les voitures, señor ! elles sont parties. » J’entrai, comme bien on le pense, dans une noble colère. — « Il n’y a pas dix minutes de cela, ajouta le portier pour m’apaiser, et vous avez grande chance de les rejoindre à la garita de San Lazaro si vous faites force de jambes. En tous cas la première halte est à Ayotla, ou l’on déjeune, et vous êtes toujours sûr de les rattraper là. »,
Sur ce et me saluant d’un vaya usted con Dios (que Dieu vous accompagne) plein d’un intérêt hypocrite, le cerbère me ferma la porte au nez, me laissant le garçon le plus perplexe de toutes les Espagnes.
Je ne connaissais pas assez Mexico pour pouvoir gagner directement la porte de San Lazaro sans indications. L’obscurité trônait dans les rues dont les réverbères étaient éteints sous prétexte de clair de lune, bien que Phœbé ne fut pas encore levée. J’avais à craindre les voleurs, alléchés par la vue de mon bagage, et les serenos aux yeux desquels un paquet, entre les mains d’un homme aussi pressé, devait paraître suspect à cette heure. Néanmoins je me mis en route, confiant à mon étoile le soin de me guider heureusement entre ces deux écueils : être pris par un voleur ou être pris pour un voleur.
Mexico était un annexe du palais de la Belle au bois dormant. Serenos et leperos dormaient au coin des bornes. Je trébuchai dans l’ombre au milieu d’une patrouille d’infanterie qui ronflait sur un trottoir avec un ensemble, une précision, qu’on eût cherchés en vain dans ses manœuvres militaires. Je n’en rencontrai pas moins de trois ainsi occupées. Dans la rue de l’Arsobispado, devant la prison du palais, un factionnaire, réveillé en sursaut sans doute par le bruit de mes pas, me lança un quien vive farouche, dont l’énergie me rappela les beaux jours de Guaymas ; je ne l’avais pas aperçu, perdu qu’il était dans l’ombre de la porte, aussi me causa-t-il un véritable émoi. Le dialogue d’usage en pareil cas s’établit entre nous, et je pus continuer ma route. Enfin, après avoir questionné gardes de nuit, sergents de ronde et sentinelles, après avoir distribué un paquet de cigarettes corruptrices qui furent pour moi la meilleure de toutes les recommandations, je parvins à la Garita de San Lazaro.
Un bruit de voitures et de grelots frappe mon oreille ; j’arrivais à temps. Je cours ; un portail à claire-voie me barre le passage. J’appelle, le gardien se présente à la fenêtre d’un pavillon situé extra muros ; nous entrons en pourparlers et, en somme, il me déclare qu’il ne peut pas m’ouvrir la porte. Le majordome des voitures après lesquelles je prétendais courir ne l’avait pas prévenu, me dit-il, ce qu’il ne manquait pas de faire quand il y avait un voyageur en arrière. J’eus beau lui parler de mon passe-port, de mon billet, qui étaient parfaitement en règle, le menacer de le rendre responsable du préjudice qu’il allait me causer, le gredin se renferma dans le non possumus de la consigne : « Je sortirai comme les autres quand les portes s’ouvriront au jour, et avec de bonnes jambes, je pourrai rattraper les chariots à Ayotla, etc., etc… » — Même antienne que le premier. Le bruit des grelots se perdait insensiblement dans le silence de la campagne et ma fureur croissait en raison inverse. Le gardien referma sa fenêtre en me souhaitant une bonne nuit, non sans me menacer toutefois, si je faisais du bruit, de me lâcher son chien aux jambes ; c’était un mâtin d’imposante stature, qui rôdait de l’autre côté de la claire-voie en grondant de la manière la moins caressante du monde.
La mauvaise volonté de cet employé était trop évidente pour ne pas m’éclairer sur l’état exact de la situation : le majordome lui avait graissé la patte afin qu’il ne me laissât pas passer, comptant spéculer chemin faisant sur ma place vide dans ses voitures, tandis que mon nom figurait sur sa feuille de route. L’administration ne recevant pas les plaintes des voyageurs qui se trouvent dans le même cas que moi, attendu que sous aucun prétexte elle ne leur rend leur argent ou ne leur reconnaît de droits postérieurs, il était parfaitement tranquille de ce côté-là. Il m’avait mal renseigné sur l’heure du départ ou bien était parti plus tôt dans l’intention de me duper. Tout avait réussi à son gré et j’étais pris au piége. Le portail n’était point un obstacle sérieux et je pouvais facilement l’escalader, mais derrière il y avait Azor, et j’avoue que je renonçai sans hésitation à l’idée de le braver. Il me restait la ressource très-problématique de rejoindre le convoi à Ayotla. Ce pueblo est à vingt-six kilomètres au moins de la Garita ; les voitures allaient prendre deux heures d’avance sur moi ; néanmoins, comme il n’est rien qui me touche plus que d’être pris pour dupe, je résolus de tenter l’aventure, poussé bien moins par le désir de sauver mon argent que par celui de me venger de mon voleur de majordome.
En attendant le jour, je m’étendis sur le gazon et, me faisant un oreiller de ma valise, j’essayai de dormir ; la fraîcheur du matin et, surtout, l’humidité du sol, m’en empêchèrent. Je me levai et me promenai pour me réchauffer. La lune vint m’égayer de sa douce clarté qui veloutait les grandes plaines salines ou marécageuses de San Lorenzo ; devant moi se déroulait le canal de la Viga, qui sort à cet endroit de la ville pour aller se jeter dans le lac de Tezcuco ; à quelque distance, les grandes murailles blanches et le dôme de l’hospice de San Lazaro, consacré spécialement aux lépreux, se dressaient mélancoliquement au milieu de cette solitude.
Sur les bords du canal, j’avisai un tas de sac de grains qui, recouverts d’une forte toile, semblaient m’offrir une hospitalité que je n’eus garde de refuser ; je me glissai donc doucement entre la toile et les sacs et me disposais au sommeil, quand des grognements sourds et des grouillements indescriptibles m’apprirent que le lieu était déjà habité. Cette découverte ne laissa pas que de me causer une certaine sensation ; mais l’ordre s’étant rétabli immédiatement, je m’endormis sans me préoccuper davantage de mes voisins quels qu’ils fussent, ce que j’ignore encore.
À cinq heures et demie la porte s’ouvrit enfin ; j’enveloppai ma valise dans mon sarape, dont je nouai les