plus sérieux détruisait cette funeste harmonie, et du coup chacun prenait son essor ; celui-ci allait toucher de la tête le plafond de la voiture, celui-là se précipitait dans les bras d’un voisin. Si l’on joint à cela une chaleur insensée, une transpiration générale des plus consciencieuses et une soif sans mesure, on pourra se faire une idée des charmes de ce voyage. Nous nous fîmes un devoir de protester par des chants extravagants contre le ridicule de notre situation.
Je comprends, jusqu’à un certain point toutefois, que dans un pays où la dévotion est si coûteuse, on n’ait pas pu faire réparer ce malencontreux pavage, mais au moins aurait-on pu, ce me semble, le faire supprimer entièrement, et cela à peu de frais.
À minuit, nous fîmes un mauvais souper au Puente Nacional. Ce village est assis sur le bord d’une ravine sauvage, emprisonnée entre des hauteurs boisées, au fond de laquelle coule le rio de la Antigua. La Villa rica de la Vera-Cruz, fondée d’abord par Cortez à douze lieues au nord de la ville actuelle, près du port de Quiabistlan, fut transportée, quelques années après, à l’embouchure de cette rivière. Plus tard encore, on vit s’élever, en face de San Juan de Ulloa, la ville actuelle, qui prit le nom de Vera-Cruz-Nueva (nouvelle), laissant à l’ancien établissement déshérité celui de la Antigua, que porte la rivière ; c’est le rio de Canoas des conquérants. Le pont est une œuvre hardie et bizarre, dont la ligne courbe relie les parois abruptes de la ravine.
Les cahots recommencèrent de plus belle au delà du Puente. La chaleur allait croissant, et le coche était une véritable étuve où nous nous dissolvions graduellement. Cependant le pavage s’étant quelque peu amendé aux environs de Paso de Ovejas, je profitai de cet instant de répit pour m’endormir. Les exclamations bruyantes de mes compagnons me réveillèrent bientôt. La voiture était arrêtée, et un spectacle merveilleux comme une féerie se déroulait à la portière. Nous étions en pleine forêt ; les cimes touffues d’arbres gigantesques, les gracieux éventails des palmiers enguirlandés de lianes se découpaient sur le ciel étoilé, au-dessus de quelques cabanes en bambous et en bois, au toit pointu. L’une d’elles était illuminée ; sous sa varangue, trois individus élevés sur une estrade raclaient énergiquement de la guitare en chantant, et quelques jeunes gens des deux sexes, à demi couverts de soie, de velours, de fine mousseline ou de batiste brodée, la chevelure en désordre, l’œil ardent, dansaient avec une passion vraiment entraînante. Une population enthousiasmée se pressait autour ; les uns à pied, d’autres montés sur des mules ou des chevaux richement harnachés, piaffant et soufflant, comme si l’ivresse générale leur devînt communicative. À l’intérieur de la cabane, le guarapo et les chichas, eaux-de-vie de canne, de manioc et de maïs, coulaient pour entretenir le feu sacré. Il y a au musée du Luxembourg un tableau de M. Giraud, qui représente des paysans espagnols en fête ; à cette pantomime ardente, si l’on ajoutait, en élargissant le cadre, un décor de forêt vierge et les effets prestigieux de la lumière rougeâtre des torches au milieu de la nuit, on aurait une esquisse précieuse d’une des scènes les plus animées et les plus chaudes dont j’aie été le témoin. Combien je regrettais alors d’avoir vendu ma bête et de me trouver dans cette galère ! Monter en diligence dans ces régions neuves c’est dire adieu à tout ce qui, pour moi, constitue le charme du voyage, c’est renoncer à surprendre les secrets de la couleur locale, c’est s’endormir, comme je l’avais fait, en s’en remettant, pour s’éveiller à propos, à l’intelligence du hasard ; et quand il vous aura envoyé, bien rarement, quelque rêve splendide tel que celui-là, le fouet du cocher le fera évanouir comme une illusion menteuse.
Le jour nous trouva près du relai de Paso de Zopilotes, au milieu des bois qu’anime le cri des perroquets. De loin en loin s’ouvre une clairière, champ de cannes on pâturages ; nous traversons quelques villages : Manantial, El Lagarto, composés d’un petit nombre de cabanes à jour ou jacales, au toit pointu en feuilles de palmier, entourées d’un jardin. À travers les interstices des bambous, le regard sonde sans peine le mystère du domicile privé ; un hamac est suspendu aux poteaux angulaires, une femme est à sa toilette, une autre, courbée sur le metrle, prépare les tortillas de la journée. À la porte, des enfants jouent en costume du paradis terrestre ; des Jarochos tournent vers nous leurs grands yeux noirs, étincelants dans un cercle de bistre. Plusieurs sont vêtus de peau de daim, fine, richement brodée et ornée de franges et de boutons de métal. Le pantalon, soutenu par la ceinture rouge, est large et fermé à la cheville comme celui des mameluks, pour prévenir les indiscrétions des moustiques et des insectes venimeux.
C’est dans ce canton que se trouve la célèbre hacienda de Manga de Clavo, résidence favorite du général Santa Anna quand il n’est pas exilé toutefois, dans lequel cas il se réfugie au port de Cartagena, sur la côte de la Nouvelle-Grenade.
À quatre lieues de Vera-Cruz on rencontre le chemin de fer. Un wagon plate-forme s’approcha, on y installa la diligence et deux mules nous emportèrent sans la moindre fougue. La vapeur n’a pas encore jeté aux échos de ces solitudes ses notes stridentes qui semblent proclamer le triomphe du progrès. Parmi les voyageurs pris par nous à Jalapa se trouvait un jeune ingénieur mexicain qui nous donna de curieux détails sur cet embryon de voie ferrée. On avait mis deux ans et dépensé huit cent mille piastres, plus de quatre millions de francs, pour venir à bout de ces quatre lieues, sur une plaine qui ne présente nul obstacle sérieux ; cette affaire avait enrichi un ou deux administrateurs par mois depuis le début.
Duflot de Mofras rapporte que ce chemin de fer avait été projeté dès 1842, et qu’un traité avait même été passé pour les cinq premières lieues. Il devait traverser les terres de Manga de Clavo, et son principal objet était, en réalité, d’augmenter considérablement la valeur des propriétés de Santa-Anna, qui était monté au fauteuil présidentiel le 7 octobre 1841, après avoir renversé le général Bustamente.