Page:Le Tour du monde - 05.djvu/318

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mais elle ne l’atteignit point ; encore un miracle. Nous en apprendrons bien d’autres tout à l’heure. Ces ruisseaux ne ressemblaient en rien aux torrents que j’ai décrits ; ils n’avaient pas, comme ceux de 1822, quinze pieds de haut et un mille de large. Rien ne rappelait du reste les conflagrations de 1858, de 1855, de 1850, encore moins celles de 1834 et de 1822. Le cratère supérieur (éteint ou du moins tranquille depuis longtemps) vomissait bien des cendres qui ressemblaient, la nuit, à la fumée d’un incendie, mais ce n’était point ces énormes panaches, ces colonnes hautes de trois mille mètres, et s’évasant au sommet en pins-parasols, ces spectacles merveilleux que les vieux de la Torre avaient vus dans leur jeunesse. Que devaient donc être les éruptions des autres siècles ; celle de 1631, par exemple, qui, au dire de l’abbé Braccini, fit trois mille morts — d’autres disent dix mille. Le volcan s’était tu depuis longtemps, le cratère était comblé, des arbres poussaient sur le cône. Au fond du gouffre, dont la circonférence était de cinq milles, et d’où jaillissaient trois sources d’eau chaude, paissaient tranquillement les bestiaux de la montagne : représentez-vous le désastre, quand ces pâturages éclatèrent, soulevés et lancés au ciel par un embrasement souterrain

Et que dire de l’éruption de 70, celle qui engloutit à la fois Strabies, Pompéi, Herculanum et d’autres villages dont on a oublié les noms, et qui nous est décrite si tragiquement dans une lettre de Pline ! Avant cette catastrophe, on ignorait que le Vésuve fût un volcan, ou du moins on n’en parlait que comme d’une vieille tradition ou d’un conte de nourrice. Du temps d’Auguste, le sommet, beaucoup moins élevé qu’il ne l’est maintenant, était couvert de vignes et traversé par une caverne. Quatre-vingt-quatre gladiateurs de Spartacus y pénétrèrent un jour pour échapper au préteur Claudius, qui les tenait bloqués sur la montagne. Ils passèrent ainsi sous l’armée romaine, et ressortant par l’extrémité de la caverne, ils mirent le préteur en fuite et sauvèrent leur maître Spartacus.

Quelques années après, éclata l’éruption de Pline. Ce fut un cataclysme épouvantable qui brûla tout, couvrit des villes encore ensevelies, asphyxia des populations dont on retrouve encore les ossements et les cadavres pulvérisés. Il enveloppa jusqu’à Misène le golfe et le pays entier dans une obscurité sinistre. Ce n’était pas seulement un jet de lave, une pluie de cendres ; c’étaient des tourbillons de ténèbres d’où pleuvaient de l’eau bouillante et du feu.

Je vous demande pardon de rappeler ces souvenirs déjà si vieux ; il est impossible de ne point penser aux ruines passées au milieu de ruines récentes. Ce terrible et implacable ennemi des environs de Naples a mille façons de tuer les gens et de détruire les villes : Torre del Greco en est un exemple frappant. Depuis 1731, elle a été frappée sept ou huit fois par le feu : en fouillant profondément sous le sol, on y trouve des débris de villas romaines ; plus haut, plusieurs couches de ruines superposées. Les laves qui les ont faites et couvertes tremblent sans cesse aux secousses et aux éruptions du volcan. Cette fois, sur la marine, le sol s’est exhaussé d’un mètre douze centimètres, et ce n’est pas le phénomène le moins étrange à observer. La mer s’est retirée d’autant, comme à Pouzzoles. Cet exhaussement du sol a commencé le désastre ; on craint maintenant un affaissement qui l’achèvera. Aussi est-il défendu aux habitants de relever leurs maisons abattues.

Les curieux admiraient encore le bouillonnement de la mer, même à deux cents palmes du rivage. Sur deux ou trois points, et dans la même direction, l’eau gargouillait à la surface comme gonflée par un souffle ou chauffée par un feu souterrain. On remarquait enfin l’abondance extraordinaire d’une source dont le volume d’eau décuplé changeait en torrent une petite rue (voy. p. 315). Toutes ces curiosités me gâtaient le spectacle ; elles attiraient trop de monde. J’aimais mieux la grand’place crevassée, dépeuplée, descendant vers la mer entre deux files de maisons en ruines, et cette vieille femme qui marchait seule, tout en larmes, en criant à plusieurs reprises : « Ô mon beau pays ! »

Et cependant j’ai dû sourire, en cet endroit désolé, aux paroles de mon guide. Il me montrait l’église intacte et me racontait les causes de l’éruption. Le pauvre homme en parlait avec plus d’assurance que n’ont fait les savants de l’Observatoire. Il avait la foi que la science nous ôte — pour nous la rendre après, grâce à Dieu !

Il me dit que le dimanche de la catastrophe, pendant le prêche, des jeunes gens entrèrent dans l’église avec une écharpe tricolore et qu’ils voulurent en décorer la madone. Le curé s’écria que c’était une profanation : « Mettez-moi l’écharpe, dit-il, si vous voulez, mais ne touchez pas à la sainte Vierge.

— Elle est de bois, répondirent les sacriléges.

— Elle est de bourre et vous tuera. »

Les jeunes gens ne voulurent point écouter le prêtre, qui dut les laisser faire pour n’être point massacré. Je parle toujours d’après mon guide. Aussitôt éclata le tremblement de terre, et la foule éperdue sortit de l’église avec le curé, qui murmurait : « Je vous l’avais bien dit ! »

J’ai appris depuis qu”il n’y avait pas un seul mot vrai dans toute cette histoire. Je ne sais comment elle s’est répandue, je sais que le curé lui-même l’a démentie, mais les gens de Torre del Greco la croient tous : « Étais-tu dans l’église, demandais-je à l’un d’eux ?

— Sans aucun doute.

— As-tu vu le fait ?

— Je n’ai rien vu du tout.

— Comment donc le sais-tu ?

— Parce qu’on me l’a raconté.

— Qui te l’a raconté ?

— Nicole.

— Nicole était-elle dans l’église ?

— Elle y était avec moi, à ma gauche.

— Alors elle a vu la chose ?

— Pas plus que moi, demandez lui !

— Mais si l’histoire était vraie, il y a des gens qui l’auraient vue !