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— Mais si elle était fausse, Torre del Greco serait toujours debout ! »

Je n’ajoute rien, ces traits-la disent assez par eux-mêmes. La superstition se faufile partout dans ce pays. Les éruptions en donnent mille exemples. À chaque catastrophe, il y a toujours un redoublement de piété, à moins que le désespoir ne gagne la foule. Alors elle devient enragée ; elle se livre à tous les excès. En 1707, par exemple, les Napolitains se crurent tous morts, et ils firent des orgies épouvantables. Il fallut leur envoyer des missionnaires pour les rassurer. C’est le seul cas pareil qui me soit connu dans l’histoire de Naples ; mais il est plein d’enseignements et vaut la peine d’être médité.

Dans les malheurs ordinaires, je le répète, on s’adresse à tous les saints, et quand l’éruption cesse, on l’attribue toujours à quelque protection surnaturelle. Vous savez peut-être, ne vous l’ai-je pas écrit ? que jusqu’à présent la ville de Naples a été sauvée du volcan par saint Janvier. La statue du martyr était un soir, la tête baissée et les bras pendants à l’entrée de la ville. On la trouva le lendemain matin la tête tournée et la main tendue vers le Vésuve, comme pour dire à la lave qui venait vers Naples : « Tu n’iras pas plus loin. » La lave s’était effectivement arrêtée.

Depuis cette vieille histoire, la statue du saint a toujours gardé la même attitude. Pendant l’éruption de 1779, l’ambassadeur français, M. Clermont d’Amboise, se sauva de Portici et vint à Naples au grand galop. Sur le pont de la Madeleine, sa voiture s’engagea dans une foule épaisse et tumultueuse. Le peuple voulut forcer le diplomate à se mettre à genoux devant saint Janvier. Par malheur, M. Clermont d’Amboise ne comprenait pas un mot à ces vociférations en dialecte. Son ignorance aurait pu lui coûter cher, si les Français n’avaient pas l’art exquis de se tirer d’embarras. Il jeta des piastres au pied de la statue ; le peuple détourné se jeta sur cette proie et ne réclama point d’autre satisfaction.

Et ne croyez pas que ce patronage de l’illustre martyr ne soit qu’une superstition populaire. Le gouvernement y croyait, du temps des Bourbons. J’ai vu transporter, durant les éruptions, les reliques du saint au fort Saint-Elme, illuminé pour la circonstance. On a négligé cette précaution au mois de décembre dernier : voilà pourquoi, selon quelques-uns, Torre del Greco a tant souffert.

Mais selon d’autres, saint Janvier ne protége que Naples. Aussi les gens des villages voisins montrent-ils peu de vénération pour lui. Ils ont plus volontiers recours à saint Antoine, qui est le patron du feu. Saint-Antoine fut cependant sans pouvoir en 1850. Les gens d’Ottajano, particulièrement menacés alors, s’adressèrent à Pie IX, qui était à Gaëte. Le saint-père répondit qu’il ne faisait pas de miracles et qu’il ne pouvait offrir que des prières. Mais on ne croit pas aux prières dans ce singulier pays ; on ne croit qu’aux miracles. Les gens d’Ottajano se retournèrent donc vers les mariniers de Torre Annunziata. Ces pêcheurs de corail ont une madone à eux qu’ils ont trouvée au fond de la mer. Plusieurs bateliers des côtes voisines avaient essayé d’enlever ce trésor, mais aucun n’y avait pu parvenir. Dans les mains des marins de Castellamare ou de Naples, l’image miraculeuse pesait des quintaux, même sans cadre. Mais dans celle des pêcheurs de corail, c’était une plume, moins encore, un tissu d’air. Ils prirent la madone et la placèrent dans leur église.

Les gens d’Ottajano vinrent donc prier ceux de Torre Annunziata de leur prêter l’image vénérée. Prenez-la, dirent ceux-ci, mais les autres n’en purent rien faire. Ils auraient soulevé plus facilement l’église entière pour la transporter dans leur pays. Il fallut que les pêcheurs de corail allassent eux-mêmes au feu avec leur madone. Ils la placèrent devant la lave, qui s’arrêta sur-le-champ.

Telle est l’histoire qu’on m’a racontée. Malheureusement, les hommes de Torre Annuuziata n’ont pas eu l’idée d’apporter leur madone à leurs voisins de Torre del Greco.

Jeunes femmes qui lisez cette page, songez que les belles pierres ciselées, les riches colliers en boules roses ou rouges qui vous parent si bien, furent travaillés dans la pauvre ville abattue. Songez que ceux qui les ont faits ont perdu leur maison et leur gagne-pain, et que la moindre obole sera bienvenue dans leurs mains, si tard et de si loin qu’elle vienne. Ils vous rendent un peu plus jolies, rendez-les un peu moins malheureux !

Marc-Monnier.




EXTRAIT D’UNE LETTRE DE M. P. DE TCHIHATCHEF[1] À M. ÉLIE DE BEAUMONT.

Naples, 9 décembre 1861.

Hier, 8 décembre, à une heure trente minutes après midi, on sentit à Naples une très-légère secousse que je n’avais point remarquée, étant en ce moment dans la rue de Tolède ; mais, à trois heures environ, vers la riviera de la Chiaja, je fus surpris de voir l’horizon du côté du Vésuve enveloppé dans une épaisse fumée que l’on me dit provenir du pied même du versant sud-sud-ouest de la montagne.

À la tombée de la nuit, vers sept heures du soir, les hauteurs de Torre del Greco apparurent éclairées par des colonnes de feu (environ quatre à cinq) échelonnées sur une ligne dont la direction paraissait être du nord-nord-est au sud-sud-ouest. Ces colonnes s’unissaient par des nuances moins lumineuses et formaient en quelque sorte un seul rideau de flammes.

Ce matin, 9 décembre, je me suis empressé de me transporter à Torre del Greco. L’atmosphère à Naples était sereine, la mer parfaitement calme ; mais à mesure que je me rapprochais du village, le ciel devenait terne à cause de la fumée et des cendres qui tombaient à Portici comme une pluie très-fine.

Je trouvai les habitants de Torre del Greco livrés à la

  1. Voyageur russe qui a publié, entre autres ouvrages : Voyage scientifique dans l’Altaï (1846) ; L’Asie Mineure, description physique, statistique et archéologique de cette contrée (1853-1856).