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cation très-soignée, et la principale occupation des vierges de Joppé consiste à veiller aux soins intérieurs de maison et à remplir l’humble office attribué par Homère à la fille d’Alcinoüs.

En 1839, Jaffa avait pour gouverneur un certain Abdallah-Bey, dont le fils, jeune dandy appartenant à la grande corporation abâtardie des cadets osmanlis, s’éprit d’une vive passion pour la sœur de Bothros. Il l’avait vue un soir à la fontaine, au milieu de ses compagnes, et il l’avait distinguée. Le jeune désœuvré donna aussitôt l’ordre à ses gens de suivre la fille chrétienne, en témoignant le désir de la voir le soir même dans son harem. Un désir de ce genre équivalait à un ordre : sous un prétexte quelconque, les sicaires du bey attirèrent la jeune fille au palais du gouverneur, et la livrèrent à leur maître.

Bothros était absent de la ville quand on enleva sa sœur. Lorsqu’il rentra au logis, il trouva sa mère en pleurs et son frère, les yeux en feu, écumant de rage et de colère. Aussitôt que la terrible nouvelle lui fut annoncée, Bothros sentit bouillonner dans son cœur ce même sang qui coule dans les veines du lion et de l’Arabe. Il bondit comme un tigre qu’un chasseur a mortellement blessé, et, saisissant ses pistolets, il sort de sa maison, enfourche son cheval et se dirige d’un air calme en apparence vers la demeure du gouverneur. Dès qu’il a franchi le seuil du palais, il demande aux gardes à être introduit près du fils du bey pour lui révéler les auteurs d’un crime commis la veille. On le laisse passer. Arrivé devant le ravisseur de sa sœur, l’Arabe, dont la colère éclate, s’écrie :

« Qu’as-tu fait de ma sœur ? »

Et il lui appuie en même temps les deux canons de ses pistolets albanais sur la poitrine.

« Ta sœur, je ne l’ai pas vue ; m’en avais-tu confié la garde ? »

À ces mots, deux coups de feu éclatent, et l’Osmanli roule sur son divan en rendant des flots de sang. Prenant alors son poignard, Bothros coupe à sa victime une oreille, et, renversant tout sur son passage, il vient fixer avec ce même poignard l’oreille du fils à la porte du gouverneur, devant les gardes stupéfiés par tant d’audace.

Prenant ensuite sa course, il revient vers son cheval ; d’un bond il est en selle, et, lui labourant les flancs avec ses éperons, il arrive à la maison de sa mère et lui crie :

« Ta fille est vengée, adieu ! »

Puis, s’élançant de nouveau, Bothros sort de la ville et gagne la montagne, poursuivi par les cavaliers qu’Abdallah avait envoyés à sa poursuite.


Le vengeur de sa sœur outragée atteignit en peu de jours la montagne du Liban et vint demander asile aux Maronites, chez lesquels il resta quelque temps caché. Mais, sachant que sa tête était mise à prix, Bothros prit le parti de quitter la Syrie, et alla se fixer dans les montagnes du Taurus. Adopté par les Turkomans, dont il partageait la vie aventureuse, Bothros ne vint que plus tard à Tarsous, où M. L…, consul de France, l’attacha à sa personne, et depuis lors il est toujours resté au service de la France.

Bothros m’a souvent raconté son histoire ; mais il ne m’a jamais parlé de l’aventure terrible arrivée à sa sœur, et toutes les fois que le nom de Jaffa, sa patrie, venait sur ses lèvres, il changeait de couleur. J’ai appris le drame qu’on vient de lire d’un Français qui habitait depuis longtemps le pays, et qui me l’avait raconté bien bas un jour que Bothros pâlit en entendant prononcer par hasard le nom d’Abdallah-Bey qu’un étranger avait nommé devant lui.

Sans doute, l’homme capable d’un acte aussi sauvage peut paraître criminel chez nous, aux yeux de bien des gens ; mais pour quiconque a vu l’Orient et a fréquenté les hommes de ces contrées, dont le cerveau est sans cesse exposé aux rayons d’un soleil brûlant, le drame qu’on vient de lire semblera moins extraordinaire, et aucun d’eux ne blâmera l’acte de Bothros. Je dirai plus : si Bothros eût agi autrement, il aurait dû fuir sa ville natale, non point comme un homme de cœur, mais comme un lâche et un infâme. J’ai souvent entendu Bothros, dans nos longues pérégrinations, charmer la monotonie de la route en chantant le Makamât, où le bandit Schanfarah célèbre ses exploits meurtriers, et ajouter comme refrain cette strophe de sa composition : « Pleure encore, pleure toujours, Abdallah-Bey, le fils de ma mère s’est bien vengé. »

Tumlo-Kalessi.

Puisque j’ai raconté ces traits de la vie de mon fidèle compagnon, j’en ferai connaître encore un dont je fus témoin, et qui donnera une idée bien exacte du caractère énergique de Bothros.

Il y avait, à Tarsous, une pauvre femme aveugle qui vivait des secours de la charité publique ; sa maison était voisine de celle qu’habitait Bothros. Pendant une nuit, des malfaiteurs s’introduisirent chez elle et lui enlevèrent le peu d’argent qu’elle possédait. Bothros, à qui l’affaire fut racontée, se mit de suite en campagne, et apprit que les voleurs étaient deux Turkomans de la tribu de Thor-oglou et qui vivaient dans un village voisin. Il partit de suite et se rendit à l’endroit où il savait trouver les malfaiteurs ; puis, sans autre forme de procès, il les attacha tous deux fortement à la