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du tumulus au village de Giawour-Koi et à la porte de la Kandji (femelle). Mon étonnement fut grand quand, arrivé à l’endroit que l’enfant m’avait désigné, je vis poindre sur l’escarpement du talus une assez grande quantité de fragments identiques aux échantillons qu’il m’avait présentés. Je croyais rêver, j’avais là sous les yeux une mine d’antiques ! un ossuaire d’argile à fleur de terre ! J’achetai pour quelques piastres le silence de l’enfant, et après avoir acquis le terrain du propriétaire, qui n’en tirait nul profit, je commençai des fouilles immédiatement. Les résultats de ces fouilles dépassèrent mon attente ; chaque jour la pioche amenait des quantités prodigieuses de figurines et de fragments de poteries, et j’aurais pu en charger un navire de commerce, si le gouverneur de Tarsous n’eût cherché par tous les moyens possibles à mettre obstacle à mes découvertes. Quoi qu’il en soit, j’ai expédié en France plusieurs caisses contenant le produit de mes fouilles, et je puis affirmer que si l’on creusait de nouvelles tranchées, on mettrait à découvert bien d’autres produits artistiques de la céramique tarsiote. La nécropole de Tarse est située à peu de distance d’un jardin de la ville qui renferme le tombeau dit de Sardanapale. Ce monument est une vaste construction en poudingue, longue de cent quinze mètres, large de quarante-cinq mètres, et dont la hauteur dépasse huit mètres (voy. p. 327). Les auteurs anciens racontent que c’est devant ce monument que l’armée d’Alexandre défila peu de jours avant de livrer la bataille d’Issus, qui ouvrit au héros macédonien les portes de l’Asie. La construction affecte la forme d’un parallélogramme, à l’intérieur duquel se voient deux cubes massifs en poudingue dont le marteau ne peut détacher le plus petit fragment. J’ai voulu me rendre compte de ce que pouvait renfermer l’un de ces cubes, et je ne trouvai d’autre moyen que d’en faire sauter une partie avec une mine. À cet effet, je fis pratiquer un trou avec une aiguille de mineur, et après l’avoir bourré de poudre je mis le feu à la mèche à une heure assez avancée de la nuit, pour éviter les accidents. La mine éclata au milieu de la nuit comme je l’avais prévu, et le bruit de l’explosion fut tel que le minaret d’une mosquée fut renversé. Tout le monde crut à un tremblement de terre, à un orage surnaturel, et les femmes disaient que la fin du monde approchait, parce que les cigognes avaient déserté la ville quelques jours auparavant. Quand j’arrivai au tombeau de Sardanapale, je fus très-étonné de voir que tout était dans le même état que la veille ; pas une pierre n’avait bougé, et les herbes de la plate-forme avaient seules été brûlées par l’effet de la mine. Personne à Tarsous n’eut vent de mon stratagème, et grâce à leur insouciance habituelle, les Turcs oublièrent bien vite le petit événement qui la veille avait mis toute la ville en émoi. Il fallait renoncer à pénétrer le mystère que renferme le monument de Sardanapale, et maintenant je me demande si je n’aurais pas mieux fait de ne pas brûler tant de poudre et de ne point chercher à tirer de son sommeil le vieux monarque assyrien qui dort depuis des siècles sous l’épaisse couche de poudingue amoncelée sur sa royale dépouille. Biographie de Bothros Rok mon compagnon de voyage.


Biographie de Bothros Rok, mon compagnon de voyage.

Pendant tout le temps de mon séjour dans la Cilicie, j’avais pour compagnon de voyage un Arabe né en Syrie, et dont le nom se trouve déjà plusieurs fois cité dans mon récit. Cet homme, dont je fis la connaissance à Ichmé, remplissait les fonctions de drogman du consulat de France ; il parlait très-bien le turc, l’arabe et la langue franque, et descendait de ces vieux Français des croisades, qui firent avec Godefroy de Bouillon et Tancrède la conquête de la cité sainte. Son nom de famille était Rok ; il savait par tradition que ses aïeux étaient d’origine française ; du reste, il professait la religion catholique et appartenait au rite latin. Bothros Rok, ou plutôt le khavadja Bothros, comme on avait coutume de le nommer habituellement, avait eu une vie très-aventureuse et fort décousue. Né à Jaffa vers l’année 1820, il avait environ trente-deux ans, lorsque je fis sa connaissance. C’était un de ces beaux types d’hommes comme l’Orient en offre des exemples. Excellent cavalier et chasseur émérite, il avait parmi les Turkomans des environs de Tarsous une réputation bien établie de valeur et d’adresse. Toujours à cheval et armé, il parcourait la montagne à la recherche des aventures, comme autrefois ces chevaliers errants dont les romans de la Table Ronde nous ont conservé le souvenir. Quand il partait de nuit pour l’une de ces expéditions dont le but était inconnu à tous, on pouvait voir sa longue silhouette se profiler le long des murailles désertes de la ville, et entendre le héros des grands chemins fredonner un air monotone en aspirant la fumée de son tchibouk. Plusieurs fois, je vis Bothros partir ainsi à l’heure de minuit, pour des destinations inconnues, et revenir le lendemain frais et dispos, après avoir fait une chasse abondante, dont le produit était accroché comme un trophée à l’arçon de sa selle.

La vie de Bothros, que la chronique locale ne retrace pas comme un exemple à suivre, est cependant fort curieuse, et mes lecteurs me sauront gré de leur raconter quelques traits caractéristiques de cette singulière existence. Du reste, Bothros était bien l’homme qui me convenait pour m’accompagner dans mon exploration, et certes je dois dire que, sans lui, je n’aurais certainement pu parcourir le Taurus et les steppes de la Karamanie comme je l’ai fait. Mon compagnon avait des amis dans toutes les tribus, dans tous les villages ; ici, il retrouvait un filleul, là, un homme qu’il avait tiré d’un mauvais pas ; partout ou nous passions, Bothros me conduisait chez ses frères, comme il les appelait, et me présentait moi-même comme un frère, si bien que, grâce à lui, j’ai pour parents ou pour alliés tous les habitants de la Cilicie. Un tel homme est un guide précieux, et je me hâte d’ajouter aussi qu’il vaut mieux l’avoir pour ami que pour ennemi.

Dans sa tendre jeunesse, Bothros habitait Jaffa et vivait de ses rentes ; c’était un gentleman, comme on dit à Londres. Sa mère avait un autre fils et une fille d’une remarquable beauté. Les demoiselles de bonne famille, en Orient, ne reçoivent pas comme en Europe une édu-