Page:Le Tour du monde - 05.djvu/347

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constater le désastre : il me parut irréparable, et je m’abandonnais à un dépit bien naturel en pensant qu’il me faudrait retourner à Mérida pour faire réparer ma caisse. Mon hôte, heureusement, vint adoucir mes regrets, en m’assurant qu’un de ses amis, menuisier à Izamal, se ferait fort de réparer le précieux objet. La glace dépolie, fort heureusement, n’était point cassée, et je n’ai jamais compris comment elle a pu résister pendant tous mes voyages.

Je fis immédiatement porter la chambre noire chez l’individu en question, qui me la promit pour le soir même. Il tint parole. La caisse était tant bien que mal réparée, en somme elle pouvait servir. Je me réservais de la faire mettre complétement à neuf à mon retour à Mérida.

Ce ne fut après tout qu’une journée de perdue. Je la passai en visitant la petite ville, les pyramides qu’elle renferme ; je causai avec les habitants, et je cherchai des légendes et des traditions. Ce fut une peine inutile ; je les trouvai d’une ignorance crasse, et malgré toute ma bonne volonté, je n’en pus rien tirer ; absorbés dans leur admiration de clocher, chacun me demandait avec un air de satisfaction profonde quel était le pays qui, dans mes longues pérégrinations, m’avait séduit le plus et quelle ville la plus charmante. J’étais obligé de convenir qu’Izamal était certainement le lieu le plus privilégié que j’eusse admiré sous le soleil, et ces bonnes gens de sourire doucement, sûrs qu’ils étaient de ma réponse. Ce sentiment d’admiration, cet amour pour la patrie se retrouve partout, mais plus violent à mesure que l’on descend la chaîne civilisée. J’ai rencontré de ces malheureux me demandant si l’on savait manger du pain dans mon pays, si l’on y buvait de l’anizado, espèce d’alcool, et m’ébahissant d’autres bourdes et naïvetés de ce genre.

Izamal fut la dernière ville brûlée par les Indiens sur la route de Valladolid et du côté de Mérida ; mais les habitants ont depuis quatorze ans réparé leurs maisons en ruines et dissimulé leurs pertes. Au delà d’Izamal, tout fut dévasté ; aussi la campagne prend-elle, à mesure qu’on s’éloigne, des teintes plus mélancoliques et des airs de solitude ; les rencontres sur les routes deviennent rares et l’on n’aperçoit plus que de loin en loin la tête de quelques palmiers dénonçant l’existence d’un rancho isolé ou d’une chétive hacienda. Quant aux villages, ils apparaissent noirs, brûlés, en ruines ; on dirait que la vie s’est retirée de ces lieux désolés ; les rues sont désertes, nul être vivant ne les anime, le grognement de quelques pourceaux étiques est le seul bruit qui se fasse entendre, et les vautours, silencieusement posés sur le chaume des toits, semblent veiller un cadavre.

À Tuncax, la nuit fut triste pour moi. Je m’endormis plein d’idées sombres et n’eus point de songes couleur de rose ; je pensais à ma patrie si lointaine, à ma mère, si triste à mon départ, à toute cette famille que j’avais laissée, unie et heureuse, pour courir seul les sentiers du grand univers ; quelques regrets me faisaient penser au retour, et j’eus de la peine à surmonter ce premier mouvement de faiblesse.

Le lendemain, nous arrivâmes à Citaz, petite bourgade où devaient s’arrêter les mules. Les ruines se trouvent à six lieues de là, dans le bois, et l’on y arrive, à cheval, par de petits sentiers d’Indiens.

Citaz avait une physionomie plus sombre encore que ce que j’avais vu jusqu’alors. Toutes les maisons étaient brûlées ou ruinées, et les anciens habitants, chassés par les Indiens, étaient revenus bâtir un misérable abri dans l’intérieur même de la ruine, préférant cet imminent danger de mort à la douleur d’abandonner leur foyer dévasté.

Vers le soir, j’eus la visite du juge, du curé et du commandant. Je priai ces messieurs de vouloir bien me procurer les chevaux nécessaires à ma personne et des Indiens pour transporter mes bagages ; on mit à me satisfaire une obligeance charmante ; l’alcade fut mandé, le juge lui traduisit ma demande ; je lui donnai l’argent nécessaire, car on paye toujours d’avance, et il promit que le lendemain à la première heure les Indiens seraient à ma porte.

Le capitaine voulut m’accompagner à Chichen : il me recommanda un sergent qui parlait très-bien l’espagnol et qui devait me servir d’interprète pour les ordres que j’aurais à donner aux Indiens, ceux-ci ne parlant que le maya. J’engageai donc le sergent.

Le curé de la Cruz Montforte voulut aussi venir avec nous ; son grand âge faisait de cette excursion un voyage très-fatigant, mais sa curiosité, au sujet de ces ruines qu’il n’avait jamais vues, était trop éveillée pour qu’il y renonçât. Il avait un cheval fort doux, disait-il, et douze lieues n’étaient pas une affaire. Mon arrivée l’intriguait au plus haut point. Ce brave homme ne pouvait comprendre qu’un simple motif d’art ou de science m’eût poussé à quitter ma patrie, à traverser l’Océan, el mar (cette idée le faisait frémir !), pour venir simplement dessiner des ruines que les habitants du pays ne connaissaient même pas.

« Il y a quelque chose là-dessous, me disait le padre ; il est probable que votre nation a autrefois habité ces palais, et l’on vous envoie pour les visiter, étudier les lieux et voir s’il serait possible de les réparer afin qu’un jour elle revienne les occuper. »

Le padre n’en savait mais et son système de probabilité n’avait certainement pas le sens commun. D’autres prêtres me firent des questions tout aussi saugrenues. « La France, me disait l’un d’eux, n’est-ce point un port de mer comme Vera-Cruz ? »

Vers les huit heures, ces messieurs eurent la bonté de me faire servir à souper : quelques tortillas, du frijol et un petit poulet en composaient le menu ; le tout fut couronné d’une tasse de chocolat que mes hôtes voulurent bien partager avec moi. Après une causerie de quelques heures et des plus étranges, je vous assure, nous nous séparâmes.

« Nous ne savons jamais en nous couchant si nous reverrons la lumière, » me dit le juge en me quittant. Cet aimable bonsoir était peu fait pour rassurer mes esprits. Néanmoins je dormis d’un profond sommeil et me