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le lac, l’ombre de la grande Texcoco vous arrache un dernier coup d’œil.

Ce n’est partout que villages, villes, lagunes ; un panorama splendide, un miroitement incroyable, une richesse de ligne inouïe ; sur le tout un soleil éclatant jette à profusion des teintes à désespérer un peintre ; en un mot, c’est une débauche de couleurs qui éblouit l’œil et ravit l’âme ; ajoutez à cela qu’on arrive.

Mais hélas ! vous descendez, et l’illusion tombe ; vous approchez, les couleurs s’effacent et le mirage s’évanouit. Au lieu de la plaine fertile, des palmiers verts qu’on attend, des lacs délicieux chargés de chinampas fleuris (îles flottantes), le voyageur harassé ne traverse que plaines brûlées et stériles ; le paysage devient morne et triste ; à chaque pas en avant la féerie disparaît. Le village est ruiné, le palmier n’est qu’un nain rabougri, le lac un marais fangeux aux exhalaisons fétides, couvert de nuages de mouches empoisonnées.

L’entrée de Mexico n’est que celle d’un bouge, et rien ne fait encore présager la grande ville ; les rues sont sales, les maisons basses, le peuple est déguenillé ; mais bientôt la diligence débouche sur la place d’Armes, bordée d’un côté par le palais, de l’autre par la cathédrale. Vous devinez alors une capitale ; vous passez rapidement, et l’ancien palais de l’empereur Iturbide vous prête, sous ses lambris autrefois dorés, l’hospitalité banale de l’hôtel.

Mexico perd tous les jours quelque chose de sa physionomie étrangère : les colonies allemandes, anglaises et françaises ont européanisé la cité ; l’on ne trouve plus guère de couleur locale que dans les barrios (faubourgs).

Qu’on me pardonne ici une digression :

Les géographes prêtent à Mexico deux cent mille habitants : c’est beaucoup trop ; nous croyons être plus près de la vérité en ne lui en donnant que cent cinquante mille. Nous avons du reste, en fait de géographie, de graves erreurs à nous reprocher, et nous manquons totalement de géographie commerciale.

En admettant les deux cent mille habitants de Mexico, ne serait-il pas utile de dire comment se compose cette population ? Ne serait-il pas nécessaire d’avertir l’émigrant ou l’homme d’affaires, que sur ce chiffre de deux cent mille, qui constitue en Europe une grande ville pour ce qui regarde la consommation, vous n’avez pas à Mexico plus de vingt-cinq à trente mille individus qui consomment ? Le surplus se compose de leperos, mendiants, portefaix, voleurs, et autres sans profession aucune, sans moyens d’existence et vivant au jour le jour. Cette classe, loin de rien apporter à la circulation, tend à l’arrêter chaque jour, et ne vit qu’aux dépens de la communauté.

Combien de gens, en Europe, croient n’avoir affaire, au Mexique, qu’à des sauvages à l’état de nature, et s’imaginent encore voir un peuple vivant sous des palmiers, la tête et la ceinture ornées de plumes ! Les mauvaises gravures font plus de mal qu’on ne pense ; elles parlent plus vivement à l’esprit du peuple que des livres qu’il ne lit guère, et perpétuent dans la population des erreurs déplorables. On cite, à Mexico, l’histoire d’un malheureux qui vint à Vera-Cruz avec une pacotille de verroterie, de miroirs et de petits couteaux : naturellement il fut ruiné.

Mais reprenons notre récit.

Je voudrais dépeindre le Mexicain, et je ne sais comment m’y prendre ; on peut le considérer sous tant d’aspects que c’est toute une étude à faire.

Je n’ai reçu de lui que des services faciles ; je l’ai toujours trouvé d’une politesse parfaite, souvent même trop poli, car il devient obséquieux ; il est obligeant comme on ne l’est guère en Europe, mais il oublie volontiers ; ses promesses s’envolent, sa parole passe, sa politesse, jamais.

Il a conservé de l’Espagnol cette naïve locution qu’il vous débite sans cesse : Es tambien de Vd Señor, « cela est à vous, monsieur ; » ou bien : à la disposition de Vd, « à votre disposition. » — « La belle montre ! dites-vous en admirant un bijou remarquable. — Elle est à vous, répond-il immédiatement. — Le beau cheval ! — À votre disposition. »

Ils appliquent à tout cette malheureuse formule, mais honny soit qui les prendrait au mot.

Me trouvant au bal dans la ville d’Oaxaye, j’admirais une jeune fille délicieusement jolie : « Ah ! la belle enfant ! m’écriai-je ; quelle est donc cette charmante personne ? — C’est ma sœur, » me répondit mon voisin ; et par la force de l’habitude, sans songer au sens de ses paroles, il ajouta l’une de ces deux formules banales. Je rougis, et je me tus.

Sans souci du lendemain, le Mexicain dépense l’argent qui lui vient du jeu avec la même facilité que celui de son travail ; il semble qu’à ses yeux l’un n’ait pas plus de valeur que l’autre : preuve évidente de démoralisation ! Habitué, en matière de gouvernements, aux changements à vue, le fait accompli lui devient loi ; témoin jaloux des fortunes scandaleuses de quelques traitants, faussaire éhonté des monnaies publiques, la politique le perd, la paresse le corrompt, le jeu le déprave. N’ayant reçu qu’une éducation toute superficielle (je ne parle pas des jeunes gens élevés en France), gardant de l’Espagnol une fierté malheureuse, il méprise généralement le commerce pour vivre de misère dans quelque administration. Il est volontiers soldat, et l’affaire est bonne quand on le paye, ce qui est très-rare par le temps qui court : j’ai vu de malheureux colonels me demander 2 fr. 50 c. pour dîner.

Mais, en toute extrémité, il reste à l’employé, comme au soldat, une ressource : le pronunciamiento.

Nous avons tous une idée du pronunciamiento.

Je perds ma place, et naturellement le gouvernement ne me convient plus : je me prononce ;

Je suis mis en demi-solde : je me prononce ;

Colonel mécontent, général à la retraite, ministre dépossédé du portefeuille, président en expectative : je me prononce, je me prononce, je me prononce ;

J’émets un plan, je groupe autour de moi quelques mécontents désœuvrés, je réunis quelques déguenillés, je forme noyau : j’arrête une diligence, j’impose un mal-