M. Debono, Terranovra, a publié le sien en italien : M. Petherick, les missionnaires Kauffmann et Beltrame, ont donné leurs souvenirs du Nil Blanc, et le docteur Petermann a publié le journal posthume de Brun-Rollet. Les frères Panot nous promettent leur journal de chasseurs d’éléphants dans un an ou deux : je vous donne aujourd’hui les notes que j’ai obtenues de M. Bolognesi sur le fleuve des Gazelles, et je ne puis que souhaiter, dans l’intérêt de votre publication, qu’il veuille les faire suivre de souvenirs de ses voyages en Abyssinie. Il a, du moins, bien voulu me les promettre.
Agréez,
Le 27 novembre 1856, à huit heures du soir, je quittais Khartoum dans une barque lourdement chargée, avec douze soldats, huit marins, deux drogmans, deux esclaves cuisinières de l’équipage, deux vieux serviteurs particuliers, et après avoir reçu les adieux de mes amis réunis à l’embarcadère, je descendais le fleuve Bleu et m’arrêtais pour la nuit à la pointe de Mandjara, ou se réunissent les deux grands fleuves qui forment le Nil.
Le lendemain, de bon matin, j’entrais dans le fleuve Blanc par un bon vent du nord, au son du tarabouka des marins, joyeux de partir après une longue attente. Je n’ai point ici à raconter jour par jour les détails de mon voyage sur un fleuve déjà assez connu : je dirai seulement que, passant successivement le fameux gué d’Abou-Zeït, la montagne des Dinkas, l’embouchure du Saubat, où je trouvai un camp égyptien commandé par un de mes bons amis, l’adjudant-major Salek-effendi, j’entrais le 20 décembre, à cinq heures de l’après-midi, dans le lac Nô, ou le Bahr-el-Gazal se joint au fleuve Blanc.
Je fis jeter l’ancre à l’entrée du lac pour jouir à mon aise d’une vue qui, bien qu’elle ne fût pas nouvelle pour moi (j’avais déjà fait le même voyage au mois de mars précédent), avait un charme qui m’invitait à bien augurer du nouveau pays que j’allais voir. Qu’on se figure une nappe d’eau d’une lieue de tour, entourant une île couverte d’une végétation toute tropicale ; l’eau, calme, d’un azur limpide, et au milieu de laquelle le fleuve Blanc dessinait sa ligne blanchâtre, était si transparente que de la barque on voyait parfaitement les poissons glisser parmi les plantes aquatiques qui tapissent le fond du lac. Le silence qui ajoute tant à la majesté de ces scènes du désert n’était troublé ici que par les hippopotames, qui, sortant en foule du fond de ce vaste bassin, venaient en nageant entre deux eaux tourner autour de la barque, dont la vue semblait les plonger dans une stupéfaction hébétée ; puis s’enfonçant pour reparaître encore à la surface, ils suivaient la barque pendant plusieurs minutes.
Le vent se leva et je repartis, me dirigeant au sud-ouest, et un petit canal me conduisit dans un second lac plus grand, ou j’arrivai à huit heures du soir. Force me fut de m’y arrêter, parce que devant moi se présentait un fouillis de roseaux, parmi lesquels s’ouvraient quelques passages où il eût été difficile de trouver, la nuit, une direction quelconque. Je dus en conséquence jeter l’ancre et passer la nuit en cet endroit, après avoir posé des sentinelles.
Le 21 au matin une légère brise du nord me conduisit dans un petit canal fort étroit, à tel point qu’en certains endroits deux dahabiés (grandes barques du Nil) ne peuvent passer de front. D’épaisses et hautes forêts de roseaux rétrécissaient encore ce canal et par instants les deux rives semblaient se toucher. Le fleuve faisait d’innombrables détours, et nous arrivâmes ainsi chez les Nouers-Ghikena, sauvages très-rusés, qui ont bâti sur la rive gauche une énorme bourgade, devant laquelle je m’arrêtai pour renouveler mes provisions. Il y avait plusieurs jours que nos vivres étaient réduits à des proportions inquiétantes, car depuis l’embouchure du Saubat je n’avais pas rencontré le plus petit établissement d’indigènes. Je fis divers achats, notamment un bœuf, qui me coûta quinze œufs de pigeon (verroteries d’une valeur d’environ vingt-six centimes pièce) et que mes hommes s’empressèrent d’abattre, de dépouiller, de dépecer et de transporter à la barque.
J’eus en cet endroit un curieux échantillon de la passion des noirs pour le vol. Un homme qui était venu à la barque sous prétexte d’apporter du poisson ne craignit pas, malgré tant d’yeux ouverts sur les visiteurs, de voler un grand couteau de cuisine. Il s’enfuit aussitôt avec sa prise, mais un soldat qui l’avait vu se mit à sa poursuite avec quelques soldats ; il fut pris et porté à la barque, où il reçut la correction exemplaire de cinquante coups d’un courbach en peau d’hippopotame de deux centimètres d’épaisseur. Ses compatriotes, effrayés et n’ayant peut-être pas la conscience bien nette, disparurent comme par enchantement, et nous-mêmes ne tardâmes pas à ouvrir notre voile à un léger vent du nord. Ce jour-là, comme la veille, une forêt de cannes ne cessa d’embarrasser notre marche, et nous filâmes toute la nuit et le jour suivant avec un vent léger dans la direction de l’ouest.
Quelquefois j’étais obligé de faire descendre les mariniers pour remorquer la barque et la sortir des écueils avancés que nous rencontrions dans les détours que nous devions faire au milieu de ces marais. Je n’ai trouvé aucun village ni aucun indigène depuis mon départ de Nouers-Ghikena ; leurs feux de nuit se voyaient seulement sur les deux rives du fleuve, à peu de distance l’un de l’autre.
Le 23, de bonne heure, un bon vent de nord nous pousse en avant ; le passage s’élargit de plus en plus, si bien qu’à huit heures du matin j’entrai dans un lac si immense d’aspect qu’il me sembla aborder la haute mer. — J’en mesurai la profondeur en plusieurs endroits, et je ne la trouvai jamais moindre de douze pieds, tandis qu’elle était souvent de dix-huit et de vingt. L’eau en est beaucoup meilleure que celle du fleuve Blanc, et plus limpide que celle du fleuve Bleu.