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ments puissent être rapportés sous l’arbre destiné à cet usage, autour duquel se font de nouvelles fêtes. J’ai vu de mes yeux sous un de ces arbres une telle quantité de crânes, de bras, de jambes et d’autres ossements, que le tas atteignait à la moitié de la hauteur du tronc. Si j’étais resté dans ce pays, j’aurais certainement fini par être malade en voyant se reproduire si souvent ces spectacles dégoûtants qui n’étaient rien encore pourtant, en comparaison des scènes horribles auxquelles assista mon compagnon de voyage. Tout cela était pour nous d’autant plus douloureux que nous ne pouvions rien empêcher et qu’il nous fallait en être les spectateurs impassibles.

Le pays des Dôor est très-riche en dents d’éléphants, en fer, et, dans certaines parties, en cuivre rouge, surtout dans le voisinage de Hofrat-el-Nahas, distant de Dôor de vingt journées à l’O. N. O. du village d’Adjau, et d’après ce que l’on a pu apprendre de quelques habitants de Khartoum qui, se trouvant dans le Dar-four pour leurs affaires, furent forcés de s’enfuir devant les continuelles escroqueries des habitants. Après être restés environ un an au Hofrat où ils étaient presque prisonniers, entendant dire qu’il y avait des blancs à Dôor, ils s’enfuirent et, après avoir supporté d’innombrables et indescriptibles fatigues, ils y arrivèrent et y furent rencontrés par les gens d’Ali-Abu-Murri, négociant de Khartoum. On a su par eux que l’on trouve beaucoup de cuivre dans l’Hofrat-el-Nahas, que la plupart des habitants y sont musulmans, et que, sans être moins sauvages que les autres noirs, ils portent au moins des chemises de toile bleue, appelées en arabe Terka, et provenant d’Égypte par la voie du Dar-four.


Les Gnamgnam (Niam-Niam) ou prétendus hommes à queue anthropophages. — Coutumes singulières.

Les Dôor sont voisins d’un autre peuple nommé Gnamgnam sur lequel plusieurs voyageurs ont beaucoup discouru de loin, et spécialement Brun-Rollet qui a prétendu que les Gnamgnam étaient anthropophages et avaient une queue[1]. Par ceux que j’ai vus pendant mon séjour parmi les Dôor et par les nombreuses informations que j’ai pu recueillir, voici tout ce que je puis consciencieusement dire de ce peuple d’ailleurs assez sauvage. L’habitude généralement répandue dans cette contrée de porter une queue d’animal quelconque attachée autour des reins, aura fait croire à quelques-uns que cet appendice faisait partie de l’individu, et sans se donner la peine de vérifier le fait, ils ont affirmé « avoir vu de leurs yeux » des hommes à queue. Quant à l’anthropophagie, je n’ai jamais rien remarqué chez eux qui pût me le faire seulement supposer, malgré les préventions que les dires de plusieurs personnes m’y faisaient apporter. Aussi, quelles que soient les affirmations de celles qui en reviennent encore chaque jour, je persiste à croire à une erreur ou à une fable de voyageurs. Les Gnamgnam sont de la même couleur que les Dôor ; mais ils parlent une autre langue.

Les Dôor diffèrent aussi des autres tribus par le costume, et voici ce que j’ai observé à cet égard. Parmi les noirs en général, la plupart des hommes, à l’exception des chefs, sont absolument nus ; les femmes se couvrent de la ceinture en bas au moyen des peaux d’animaux ; les jeunes filles ceignent le rakad comme dans le Soudan. C’est tout le contraire chez les Dôor. Les hommes voilent en partie leur nudité au moyen d’un sac de peau qui, s’élargissant par l’extrémité, vient par-dessous les jambes et au moyen d’un cordon noué aux flancs couvrir le bas des reins. Les femmes sont nues ; seulement elles se couvrent de feuilles d’arbre, lesquelles sont fixées dans les trous que l’on pratique dans la chair vive beaucoup au-dessous du nombril et où l’on fait entrer les pieds de ces feuilles ; la première occupation des femmes, chaque matin, est de remplacer les vieilles par des nouvelles. Quant aux jeunes filles, elles restent absolument nues jusqu’à leur mariage ; mais elles sont, à ce qu’il me semble, impatientes d’une semblable parure, puisqu’elles se font bien à l’avance les trous nécessaires pour la maintenir. Je signalerai une autre coutume barbare en usage parmi elles. Non contentes de se limer les dents, jusqu’à les réduire à rien, ces demoiselles, dès qu’elles commencent à se développer, se percent la lèvre inférieure et y font pénétrer un morceau de bois d’ébène ou de pierre blanche de la longueur de quatre centimètres et de la grosseur d’un centimètre et demi, de sorte qu’elle reste pendante comme celle du chameau, et qu’il faut la soutenir pour manger ou boire.

Outre qu’ils sont tatoués comme presque tous les noirs, les hommes ont la poitrine et le ventre couverts de verroteries et de petits anneaux de cuivre fixés dans des centaines de trous pratiqués dans la peau au moyen de crins de girafe garnis de petites perles de verre de diverses couleurs. C’est là un travail qui demande une grande patience, car outre la difficulté de percer la peau selon les dessins que l’on désire obtenir, ces dessins sont eux-mêmes si compliqués et si variés qu’à les voir de loin ils semblent réellement peints avec des couleurs ; je puis affirmer que c’est là un des plus beaux ornements des Dóor.


Épisode de la traite des esclaves. — Périls et heureuse issue. — Reconnaissance des indigènes.

Me trouvant au comptoir des Djour, tandis que M. John Petherick était allé chez les Dôor pour former un nouvel établissement au village d’Adjak, je passais mon temps en parties de chasse avec les noirs du pays qui à cette époque étaient réellement nos amis. Nos relations avec ceux des villages voisins s’amélioraient même de jour en jour, quoique je n’eusse avec moi que huit hommes dont une partie malades. Un fait me prouva à quel degré de sympathie et de confiance en étaient arrivés les indigènes à notre égard. Un jour de grand matin, avant que je fusse sorti de ma cabane, j’entendis à une certaine distance éclater quelques coups de fusil, et aussitôt presque toutes les femmes et les enfants du

  1. Voy. une de ces queues, t. III, p. 187.