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et que, dans la plaine d’Athènes, on distingue facilement l’Albanais aux tempes étroites et au nez busqué du Grec au front large et aux pommettes saillantes, bien que leur costume soit le même. Il suffit de causer une heure avec ce dernier pour ne pas mettre en doute l’authenticité de son origine. Les qualités d’esprit sont restées les mêmes qu’au temps d’Homère : même aptitude à tout comprendre bien et vite, même facilité à tout exprimer élégamment et métaphoriquement. Ces qualités donnent aux Hellènes une supériorité si grande sur les autres races de l’Orient qu’ils ne sont aimés d’aucune. Les Turcs leur reprochent d’être défiants et dissimulés parce qu’ils ont opposé la ruse à la force ; les Levantins les accusent de mauvaise foi dans les relations commerciales, parce qu’ils ont pris modèle sur eux et qu’ils ont souvent surpassé leurs maîtres. Ils ne sont pas plus sympathiques aux autres nations méditerranéennes. Sérieux et réfléchis, ils ignorent la raillerie ainsi que le ton rapide du drame. La douleur suit chez eux le sentier tranquille de l’élégie ; c’est un mal latent et non une crise aiguë qui amène les transports de la folie. Tandis qu’à Naples ou à Venise, par exemple, les armes de Cupidon font de terribles blessures, les flèches du dieu athénien n’empêchent ni de dormir ni de vaquer à ses affaires. Les Grecs ont conservé l’intonation tragique et sont bien les fils de ce furieux Oreste, mort à plus de quatre-vingt-dix ans des suites d’un accident : dans leur esprit, l’action marche toujours avec lenteur et gravité, non sans emphase, quoique serrant de près la réalité, dialoguant, questionnant et se donnant le temps de la réflexion avant d’arriver au dénoûment. On est stupéfait de ces tendances analytiques et prévoyantes, même chez les plus ignorants. C’est le peuple qui sait le mieux écouter ; c’est celui qui parle le moins, tout en parlant beaucoup.

Tout le monde connaît le costume grec : le dolman court, la jupe (fystan) appelée fustanelle, le fezy dont le gland retombe touffu sur la nuque, et la guêtre brodée dessinant étroitement la jambe. Chez les marins la fustanelle est remplacée par un pantalon très-ample et la guêtre par un bas. L’hiver, ce costume est complété par le talagani, long manteau en peau d’agneau qui indique la taille. Les Grecs, pour la plupart régulièrement beaux, grands et élancés, portent cet uniforme national avec une grande tournure. Les Jeunes-Grèces en exagèrent l’élégance en se serrant la taille outre mesure et en donnant trop d’ampleur à la fustanelle ; pendant l’hiver de 1858, la mode était parmi eux de porter la barbe pleine. J’espère que cette fantaisie qui leur donnait l’aspect de sapeurs en jupons aura disparu ; la moustache effilée, découvrant la lèvre, convient mieux à leur visage finement accentué comme à leur accoutrement spirituel et coquet. Mais, hélas ! chaque jour à Athènes l’or pur des vêtements se change en un drap vil, sorti de quelque maison de confection. Athènes compte soixante-dix tailleurs et cinquante cordonniers qui habillent et chaussent à la française contre six tailleurs et trois bottiers nationaux. Il y a soixante-deux magasins de nouveautés pour les femmes ; aussi n’en est-il pas plus de trois ou quatre qui portent le costume national par fidélité (j’excepte les demoiselles d’honneur de la reine qui le portent par ordre), et encore de ce costume ne reste-t-il que la moitié, la veste échancrée sur la poitrine et le taktikios (bonnet) de Smyrne, la trame crinoïde est venue gonfler la jupe étroite et longue. Le costume des îles est plus commun, mais rappelle, par le grand nombre de vêtements superposés, la simplicité enfantine de nos silhouettes campagnardes. Je lui préfère de beaucoup, malgré sa roideur, la longue robe albanaise que portent les femmes de la campagne.

C’est surtout à l’Agora qu’on voit cheminer dans son uniforme pittoresque toute la paysannerie des environs.

Cette Agora n’est pas l’antique Agora du Céramique ; c’est un marché fait de baraques vermoulues, abrité de toiles en lambeaux ; là s’étalent tous les produits, depuis la figue ventrue de l’Asie Mineure jusqu’aux productions brevetées des parfumeurs de Paris.

De chaque côté de ce marché se dressent deux spectres de l’antique : la tour des Vents, ou clepsydre d’Andronicus, monument octogone estampé d’assez médiocres figures, et le portique de Minerve Archegetis. Les archéologues, après avoir commenté le premier, traversent rapidement cette longue halle pour aller voir le second ; mais ceux qui n’en veulent ni à l’opinion de Meursius ni à celle de Leake s’attardent volontiers au seuil des marchands, surtout le matin, alors que la gent campagnarde

Assise sur un char d’homérique origine,
Comme l’antique Isis des bas-reliefs d’Égine,


débouche des routes de Thèbes et de Marathon. J’ai dit que les hommes étaient régulièrement beaux ; les femmes des champs sont laides. De moyenne taille, robustes, basanées, elles n’ont rien de féminin, dans l’acception que nous donnons à ce mot. Dans la classe commerçante et la société phanariote qui vient en grande partie d’Asie, où le sang est resté pur, il y en a, au contraire, un grand nombre qui sont réellement belles. La nonchalance orientale leur donne un charme inconnu en notre pays ; mais elles marchent mal et ignorent cette correction dans la tournure que les Françaises possèdent à un si haut degré.

On les voit rarement à la promenade ; elles quittent peu leur intérieur où elles se livrent à des travaux domestiques, et s’adonnent à la lecture de romans pour la plupart traduits du français.

Bien que les nuances tendent à disparaître, il y a aujourd’hui encore dans Athènes deux sociétés bien distinctes : la société phanariote et la société grecque proprement dite, la première déjà tout européenne, la seconde en train de le devenir.

Les dames phanariotes sont instruites et parlent admirablement le français. Les autres, dont l’instruction est très-limitée, ont un bon sens instinctif et un tact parfait qui n’est pas un des moindres sujets d’étonnement pour les étrangers.

À ceux qui voudraient se faire une idée des mœurs