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athéniennes, on peut recommander deux charmantes lettres du prince de Ligne sur les princesses moldo-valaques, qui composent en grande partie la société phanariote. Du reste, la famille est, en Grèce, très-respectée et très-respectable, et je me hâte de rassurer les mères : elles peuvent sans danger envoyer leurs fils à Athènes, on ne les leur enlèvera pas. Les histoires qu’on raconte à ce sujet sont vraiment des plus effrayantes, mais sortent le plus souvent de la cervelle inventive des voyageurs. À Athènes, l’éducation des jeunes filles est libre comme en Angleterre : on peut, sans témoin, causer avec elles avant de les épouser, ce qui, j’en conviens, a lieu de nous surprendre, mais il n’y a aucune trappe ni porte secrète dans les maisons.

Quelques bonnes gens pour qui le monde finit au bois de Boulogne m’ont demandé s’il est vrai que les Grecs ne se servent pas de mouchoirs, ignorent l’usage du savon et mangent de la viande crue.

J’ai répondu que sous ce ciel sec on éprouve si rarement le besoin de se moucher que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler, que la Grèce ne saurait être comparée à la Hollande, et enfin que le mets national, le mouton à la palikare, est parfaitement cuit à point. Le reste de la cuisine est emprunté aux manuels italiens et français ; les vins de Grèce, même ceux préparés à la résine, sont exquis ; les légumes sont rares, mais les fruits sont excellents, et le yaourt, crème semée de fraises, est une des plus délicates jouissances gastronomiques.

J’ai entendu dire aussi que le taux de la probité d’un marchand anglais était de cent livres sterling, et que celui de la probité grecque était moindre. L’une et l’autre de ces suppositions sont absurdes ; il est impossible d’établir en pareille matière une base exacte : c’est l’occasion qui fait le larron. Les étrangers sont volés partout, mais pas plus à Athènes qu’en tout autre lieu du monde. La seule différence est qu’ils y sont volés plus facilement à cause de la confusion des systèmes monétaires, et cette confusion est encore une suite des méprises bavaroises. Rothschild avait offert au conseil de régence de soumissionner un emprunt payable en monnaies frappées au poids de la France. Le conseil trouva plus ingénieux et surtout plus archaïque de s’éloigner de toutes les bases connues en rétablissant la drachme avec son poids ancien. La drachme vaut un pence et demi, un peu moins qu’un franc, un peu plus qu’un swanziger. Ces pièces mal faites furent exportées en lingots, et aujourd’hui ce sont des calculs désespérants pour la moindre transaction, calculs où la monnaie autrichienne, laide et désagréable au toucher, joue le plus grand rôle et où le marchand, à quelque nation qu’il appartienne, vous en débarrasse obligeamment.

Pour en finir avec la probité grecque, qu’on a tant maltraitée, dans les campagnes la population est avide parce qu’elle est pauvre, mais elle est honnête. Les voyageurs qui jugent d’après les hôteliers, portefaix, cochers, etc., jugent mal. Cette race est la même partout. À Athènes seulement, un grand sang-froid avec des allures dignes remplace la grossière impudence de certains facchini italiens ou l’aménité doucereuse des serviteurs allemands.

C’est un fait digne de remarque qu’on n’est jamais assourdi dans les rues par les plaintes des mendiants. Ils sont peu nombreux, car la famille vient en aide à ceux de ses membres qui sont pauvres, et le peu qu’il y en a demande sans bruit.

Les rues d’Athènes ont une physionomie particulière. Ce n’est ni le désordre bruyant des rues de Naples ni l’activité méthodique des rues de Londres. On trouverait un point de comparaison plutôt dans certaines de nos villes de province où les bourgeois désœuvrés flanent et se repassent les commentaires de la ville, sans quitter le trottoir. Athènes à tout à fait l’aspect d’une ville où l’on ne sait que faire ; la population mâle campe dans les rues presque tout le jour en compagnie du soleil ; les marchands ont un pied dans leur boutique et l’autre en dehors, et les chalands mêlent à l’ingrate arithmétique des échanges quelques propos familiers ; on arrête celui-ci, on fait des commentaires sur celui-là. Le magasin d’Alexandre, entre autres, est une des agences les mieux informées. Restez une heure au carrefour des rues d’Hermès et d’Éole, devant le café de la Belle-Grèce, vous aurez la satisfaction de voir défiler devant vous tout le monde athénien ; le premier gamin venu vous les nommera tous. Celui-ci, c’est le ministre à vendre ; celui-là, c’est le ministre vendu. Voici Canaris, un nom qui a rempli l’Europe et qui tient dans un étroit paletot, Chriesis, Métaxas, Mavrocordatos, Rangavi, Miaoulis, les noms d’hier et les noms d’aujourd’hui. Cet homme qui s’avance timidement comme s’il marchait sur des œufs, et qui jette autour de lui un regard inquiet, est Chiote. À sa vue votre cicerone grognera ; car les Chiotes ne sont pas aimés. Une tradition populaire veut que l’île de Scio ait été peuplée par des juifs ; bien que les Chiotes aient les allures des juifs et comme eux réussissent dans la banque et le négoce, cette tradition est erronée. L’esprit commercial a toujours formé, dans l’antiquité comme aujourd’hui, le fond du caractère national des Chiotes. « Deux causes, dit M. Lacroix, expliquent cette tendance. La position de Scio, située au milieu de la mer entre l’Europe et l’Asie, sur cette grande route maritime du commerce ancien, invitait naturellement ses habitants au négoce ; d’autre part la nature de leur île, dont le sol pierreux est peu propre à l’agriculture, leur en faisait en quelque sorte une nécessité. »

De même qu’à l’allure on reconnaît le banquier de Scio, on reconnaît à la parole l’habitant des îles Ioniennes. Son éloquence épileptique domine les voix dans les groupes. J’ai une grande admiration pour les Ioniens ; je ne dirai pas que ceux qui recherchent la perfection humaine en trouveront dans ces îles de nombreux exemples, mais ils trouveront un assemblage des plus merveilleuses qualités naturelles, joint à la saine civilisation qu’y ont laissée les républiques italiennes. L’ingénieuse combinaison gladstone a donné tout dernièrement à l’Europe une idée de la dignité de leur caractère, de l’éten-