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C’était un mariage de la terre et de la mer dans toutes leurs splendeurs, dans la fête des charrues et des filets, où les moissonneurs pouvaient donner la main aux pêcheurs et aux matelots.

L’île qui m’a le plus ravi après notre île de Fionie, c’est celle de Taasinge.

Elle appartient à la maison de Juel. Elle est le prix, pour cette famille, de l’héroïsme et de la gloire. Elle était d’abord un domaine de la couronne de Danemark.

Christian IV y avait fait bâtir un château pour son fils Waldemar, l’un des enfants qu’il avait eus de Christine Munch. Le roi avait pour ce prince la plus tendre prédilection. Il avait voulu le marier à l’une des filles du grand-duc de Moscovie, qu’il espérait rattacher par là plus facilement à une ligue contre la Suède. Cette union, qui aurait assuré le bonheur de Waldemar et la prépondérance du Danemark contre le cabinet de Stockholm, manqua cruellement par la mort prématurée du jeune homme. Le château de l’île de Taasinge a conservé le nom romanesque et tragique de Waldemar.

Avant de nous acheminer vers ce monument, nous avons côtoyé la mer avec des chevaux frais, et nous avons gravi la colline de Bregninge. L’église de cette colline est le Westminster des Juel. Les tombeaux de cette famille, en énormes pierres grises, sont rangés par date, sous leurs voûtes féodales, dans leurs caveaux aériens. Les perspectives de mer et de terre qui s’ouvrent du haut de Bregninge sont plus belles peut-être que les horizons de Svendborg.

Ce n’est pas sans effort que nous nous sommes arrachés à ces spectacles et que nous avons repris notre odyssée à travers l’île. Nous sommes arrivés par les blés et par les bois au château de Waldemar.

Le nom seul de ce château est pathétique. Le fils favori de Christian IV, pour qui cette résidence avait été faite, n’eut d’autre palais qu’un sépulcre. Son père le pleura dans des transports de douleur. De sa chambre il regardait les vagues et il sanglotait si violemment, que des deux rugissements, celui du roi et celui de la mer, c’était le rugissement du roi qui était le plus terrible.

On a dit bien des fois que Christian IV est le Henri IV du Danemark. Rien n’est plus vrai. Il était brave et diplomate. Il gagna la bataille de Calmar sur les Suédois en 1611. Il ne se contentait pas de commander ses armées, il commandait souvent ses flottes. En 1644, dans un combat naval, une balle, détachant un éclat de bois, lui creva l’œil droit ; le sang jaillit, Christian tomba. Une voix dit : « Le roi est mort. — Non, cria le blessé en se relevant, le roi n’est pas mort et il continuera de faire son devoir. » Ses chirurgiens le pansèrent sur le pont où il resta pour donner ses ordres. Le triomphe fut indécis. Ses traités, qu’il rédigeait lui-même, valaient des victoires. Sa popularité était immense parmi les laboureurs, les soldats et les marins. « Camarades, dit une vieille chanson séelandaise, Christian de Danemark s’ennuie dans sa cour ; il n’est joyeux que dans la fumée du canon. Alors, nous aussi nous sommes de bonne humeur, et l’ennemi fuit en criant : Sauve qui peut ! le voilà le roi Christian ! »

Ce prince chevaleresque et négociateur était fort économe. Il veillait aux dépenses de sa cuisine, de sa garde-robe et de ses bâtiments. Il était son principal intendant à lui-même. Il s’acquittait de ses propres mains envers ses ouvriers et ses serviteurs. Il avait les goûts magnifiques, malgré sa parcimonie qu’il tenait pour une vertu, la vertu de l’ordre. Il n’épargnait rien dans les occasions. Il avait des vaisseaux excellents, des palais splendides. Il payait bien ses armées et ses escadres. Il avait dans l’âme et dans l’imagination de la grandeur. Il avait aussi de la bonté. On connaît son fameux édit de 1627. En pleine guerre, il défend à tous les seigneurs, généraux et officiers, d’inquiéter ou de laisser inquiéter les commerçants et les moissonneurs, les habitants des villes et des campagnes. Et comment prescrit-il la discipline, une discipline exacte ? Il la prescrit « sous peine de mort. »

J’ai considéré affectueusement son portrait dans l’île de Taasinge, au château de Waldemar. Le roi est sur son célèbre cheval noir ; il marche certainement à l’ennemi avec cet air martial. Il est de grande taille. Son nez est aquilin, son front vaste ; ses yeux et sa bouche sourient au péril. Toute sa physionomie respire la franchise et la confiance. C’est un héros encore plus qu’un roi.

Quelques jours avant ma visite au château de Waldemar, j’avais rencontré près de Nyborg un bataillon que plusieurs officiers précédaient à cheval. Les soldats chantaient en chœur une sorte de marseillaise. Je demandai à mon compagnon quel était ce chant : « C’est le chant national, le chant de Christian IV, » me répondit-il.

« Le roi Christian est debout sur son vaisseau la Trinité. Il est debout près du mât, dans le tourbillon et dans la fumée.

« Vive le roi Christian à l’abordage ! Il agite son épée d’une telle façon qu’il fend les casques et les têtes des Suédois. Ils tombent les Goths sous le feu et sous le glaive. Ceux qui ne tombent pas s’enfuient. « Sauvons-nous, crient-ils, sauvons-nous. C’est le vaisseau la Trinité, et c’est le roi qui en est le capitaine, le roi Christian de Danemark ! »

Nous avons prêté l’oreille, même après que le bataillon avait passé. La voix mâle et fière de l’homme alternait avec les rugissements de la Baltique. Elle exprimait, cette voix, un enthousiasme des poitrines qui luttait de beauté avec la voix profonde de la mer.

Cette rencontre et ce chant me revenant en mémoire devant le portrait du roi Christian, m’ont fait comprendre comment il y a dans la vie des nations des souvenirs qui sont des talismans, et comment, à l’heure d’un suprême danger, le roi actuel de Danemark n’aurait, pour le conjurer, qu’à prononcer les paroles de son aïeul d’héroïque mémoire : « Mon bon peuple, voici l’ennemi. S’il ne nous connaît pas, nous lui apprendrons qui nous sommes ; nous le lui apprendrons sur terre et sur mer. »

Et ces paroles doteraient les fastes danois de nouvelles journées d’Istedt et de Fredericia, ou de dévouements comme celui qui a immortalisé le nom d’Hvitfeldt.