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C’était en 1710, sous Frédéric IV. Hvitfeldt montait le Danebrock. À quatre lieues de Copenhague, il fut assailli par les Suédois. Il était à l’avant-garde, entre les deux flottes. Le vent soufflait dans la direction des Danois. Le feu ayant pris au Danebrock, le navire étant tout en flammes et le combat engagé, Hvitfeldt fit jeter l’ancre, de peur que son vaisseau ne dérivât sur la flotte danoise. Plutôt que de l’embraser ou d’y répandre le désordre dans un tel moment, il renonçait à tout secours. En même temps, il refusa de se rendre aux Suédois. « Mes compagnons, s’écria-t-il, l’occasion est belle : mourons pour le Danemark, mourons avec le Danebrock ! » Il avait sept cents hommes d’équipage ; pas un ne réclama. Hvitfeldt donc, intrépide au milieu de ces marins intrépides, continua de foudroyer les Suédois, jusqu’à ce qu’il sauta.

Mais rentrons au château de Waldemar. Dans une autre salle, je trouve le portrait d’un autre héros, d’un héros de mer encore : c’est Niels (Nicolas) Juel. Il fut le Ruyter du Danemark sous Christian V, le petit-fils de Christian IV. Indépendamment de ses triomphes d’Oland et de Kjôgebugt, il a la plus belle vie de marin. Il défendit Copenhague, livra des combats sans nombre, coula des navires, prit des places formidables, équipa, disciplina des flottes qui furent l’honneur du Danemark.

Château de Waldemar. — Dessin de Thérond.

Le vaisseau amiral, le vaisseau de Niels Juel, était toujours le point de mire de l’artillerie ennemie. Dans la journée de Kjôgebugt, ce vaisseau, criblé de boulets, attaqué par six vaisseaux suédois, allait sombrer. « Messieurs, dit Niels Juel à ses officiers, le Christian V a été une noble cible ; faites avancer le Frédéric III. Nous serons bien partout sous le drapeau du Danemark. » Et changeant de vaisseau, sans changer de tactique, calme sous la mitraille, il demeura maître de la fortune, comme de lui-même, l’intrépide Niels Juel.

Christian V ne savait comment le récompenser. Il le fit chevalier de l’Éléphant, grand amiral, et il lui donna l’île de Taasinge, qui était un domaine royal. Depuis cette époque l’île de Taasinge est la propriété des Juel ; l’église de Bregninge, leur Westminster, et le château de Waldemar, leur palais.

Ce château est plein de l’amiral. On nous a montré le grand coffre armorié où son linge et ses uniformes étaient serrés dans sa cabine durant ses expéditions. Le meuble où l’on disposait sa pharmacie est aussi fort curieux. Le tableau ancien qui représente la décisive rencontre de Kjôgebugt m’a retenu longtemps.

Il y a plusieurs portraits de l’amiral. Dans l’un de ces portraits il est en habit de gala avec le cordon bleu de l’Éléphant. Je l’aime mieux dans les autres, sa grande épée au côté, ses pistolets à la ceinture, revêtu de buffle et de fer. Là, sa chaîne d’or est son seul ornement. Il a le teint coloré, le visage mâle, le regard vif et hardi. Son attitude est solide, son corps robuste. Son geste commande. Il brave les dangers, il méprise la mort. Voilà comment il a conquis tant de territoires à sa patrie, tant de renommée pour lui, et, pour sa maison, cette île de Taasinge.

Le château de Waldemar, qu’il a fait sien, ressemble à un vaisseau à l’ancre. La mer le baigne de toutes parts. Je ne puis m’assouvir de la regarder cette belle mer qui change de couleur au moindre rayon et de mouvement au moindre souffle. Elle se calme, elle s’agite, elle se gonfle, elle se roule, elle s’élance. Elle est verte, bleue, jaune, grise, terne, lumineuse tour à tour. Elle est parfois d’ardoise dans ses profondeurs et d’argent au sommet de toutes ses lames. Elle murmure, elle gronde, elle mugit, elle éclate en tonnerre de bruits et en éclairs d’écume. Toute la théologie scandinave s’y plonge et s’y replonge dans une tempête d’images, de foudre et d’émotion. Je gravis, je descends, je vais de la chapelle au théâtre, du théâtre aux fenêtres, au balcon et au grand escalier de pierre du château.

Il faut pourtant le quitter, ce lieu sublime et sombre, charmant et fascinateur. Une des barques est là qui nous transporte entre les îles de Thurô et le Langeland jusqu’en un bois de l’île de Fionie.

Je sentirai toujours dans mon âme l’impression de la Baltique et de ses îles. Je n’oublierai ni Svendborg, ni Bregninge, ni le château de Waldemar. Exquise contrée, dont la double influence est de vous absorber d’abord, puis de vous inspirer le dédain de tout ce qui ne lui ressemble pas en beauté dans l’ordre intellectuel et moral !

Dargaud.

(La suite à la prochaine livraison.)