la ville l’approche de la regata, les soins et les précautions dont sont entourés les lutteurs choisis. Ils se mettent en retraite, comme on dit au couvent, quinze jours à l’avance, évitant toute cause affaiblissante, et suivant rigoureusement l’hygiène indiquée. S’ils sont au service de quelque patricien, celui-ci les affranchit de tout travail ; ils cessent réellement d’être serviteurs et sont regardés comme les fils de la maison ; ils peuvent donc en pleine liberté se préparer au combat.
Le grand jour arrivé, chaque candidat reçoit la bénédiction paternelle, embrasse sa famille, met à son cou ses plus précieux reliquaires de saint Antoine et de saint Marc, et, accompagné de ses amis, va faire une prière à sa paroisse ou à l’église della Salulte ; souvent même, barque et rameur sont bénis suivant les rites du culte ; puis l’heure venue, saisissant sa rame de bois choisi, à l’aide de laquelle il espère ajouter un drapeau de plus à la gloire de son parti, il va se ranger devant la corde qui retient encore tous les impatients rivaux. Au coup de canon, la barrière tombe, et chacun se courbant sur cette barque si légère, la fait voler sur l’eau, d’un ferme coup de rame, plus vite que le goëland. Et comme dit la chronique : Spuma l’onda, sotto il replicato batter de remi. « L’onde écume sous le battement multiplié des rames. » Les voilà qui arrivent, et à peine les a-t-on vus passer qu’ils disparaissent déjà sous la grande arche du Rialto. Mais en attendant leur retour, les spectateurs ne resteront pas impatients, ne sachant que faire, comme il arrive à ce plaisir des courses de l’hippodrome. C’est à peine si les yeux suffiront pour voir en détail toutes les merveilles réunies dans ce lieu.
Ici, du balcon de cet illustre palais Foscari, dont nous donnerons plus loin la description, du haut de cette fenêtre même où, l’an 1574, Henri III de France assistait à une magnifique régate donnée en son honneur, et dont, avec une munificence toute royale, il voulut fournir les prix, nous voyons se dérouler à droite et à gauche ce vaste et magnifique Canalasso avec ses palais qui semblent s’agiter sous la foule qui les encombre, avec ses barques de toutes formes et de toutes couleurs, couvrant l’eau de telle sorte qu’on peut aisément traverser d’une rive à l’autre, comme sur un plancher. Entendez-vous cette musique et ces joies de la foule ; comme la nature et l’art sont en harmonie, et voyez comme leur union produit un ensemble plein de beauté pittoresque ! Ce jour-là, le noir, vêtement égalitaire des gondoles, disparaît sous les draperies de toutes couleurs des barques, sous les costumes éclatants et si divers des gondoliers. Il faut ce ciel et ce soleil pour harmoniser tous ces sons et toutes ces nuances.
Parmi les propriétaires anciens et nouveaux des palais, c’est à qui fera le plus de frais et de dépenses ; c’est à qui, par son goût et son luxe, obtiendra des regards approbateurs.
Pendant les fêtes du Congrès des savants, en 1847, le patricien Jiovanelli a dépensé à lui seul 800 000 zvandzigers.
Ici, c’est une gondole du quinzième siècle, comme on en voit dans les tableaux du Carpaccio ou de Jean Bellin. Là, ce sont des kaïks turcs avec leurs rameurs à demi nus ; puis des jonques chinoises, et aussi des livrées de toutes les époques.
On distingue parmi les gondoles, de petits esquifs à quatre rames, appelés ballottine, et d’autres à six rames, nommés malgherotte. Puis les bissone, grandes barques à huit rameurs, décorées à la manière du temps passé, surmontées d’une espèce de temple ou de baldaquin en gaze d’or ou d’argent, parfois rayée de couleurs vives, ayant à la poupe et à la proue des trophées d’armes et des groupes dorés, qui représentent des amours, des sirènes, des oiseaux et des fioritures de toute sorte. Ces bissone portent aussi le nom de grosso serpente, grand serpent, à cause de leur longueur, de leur proue aiguë, et surtout de leur agilité à serpenter au milieu de tous les embarras ; chose essentielle, car ces bateaux à huit et dix rames ont pour office de précéder les jouteurs, et de leur ouvrir un passage au milieu du concours immense de barques qui couvrent le grand canal, et de forcer la foule à se tenir le long des rives. Les jeunes patriciens qui équipent ces bissones s’agenouillent sur de riches coussins à la proue et un arc à la main, lancent des flèches dorées aux gondoliers qui ne se rangent pas assez vite ; manière gracieuse de faire la police, sans attrister par des rigueurs les joies de la fête.
On voit aussi une imitation du Bucentaure, ce fameux navire des doges, copié lui-même des anciens kaïks du sultan. En un mot, tout ce que l’imagination peut inventer pour décorer un bateau est mis en œuvre, et chaque société ou corporation fait les frais d’une de ces péotes somptueusement ornée de ses attributs caractéristiques.
Les Chiozottes, habitants de l’île de Chioggia, se font remarquer entre tous par leur barque, leur costume, leur musique et leur manière habile et toute particulière de ramer.
Enfin, Venise reparaît pendant cette fête telle qu’elle était à sa plus belle époque ; c’est encore la regata du temps de Henri III ; car les costumes sont les mêmes pour la plupart, ainsi que les palais avec leurs tentures armoriées brodées d’or et d’argent.
N’entendez-vous pas répéter aussi, sous l’atrio gothique, ces mêmes noms célèbres dans l’histoire éclatante de cette cité qui valait à elle seule plus qu’un royaume ? Ne semblent-elles pas se détacher des cadres, toutes ces belles têtes vénitiennes, dont le Titien et Paul Véronèze ont immortalisé le type ?
Oui, c’est toujours ce même peuple, plein de passion, d’adresse et de force dans ses jeux et ses plaisirs ! Oui, tout le passé se déroule dans le présent qui nous entoure, et prouve que rien n’est oublié de la gloire des ancêtres, que l’avenir est encore promis au phénix qui doit renaître de ces cendres.
Un peu d’air, un peu de liberté à cette nation si intelligente, et vous la verrez s’avancer à pas de géant dans la civilisation ; vous verrez cette noble Italie reprendre