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sa place providentielle à la tête des peuples. Dans ses sublimes élans vers le beau, vers la perfection, elle n’est pas, comme d’autres nations, arrêtée par les résistances fatales de la matière ; elle n’a pas à soutenir ces luttes mortelles avec un ciel ennemi et une terre avare. Tout dans cette nature en fête porte à la poésie, aux arts, aux études enfin qui élèvent l’esprit et civilisent les hommes.

Pendant que l’éloignement des combattants a permis à notre pensée de s’égarer dans ces souvenirs, tout à coup la fin de la course nous ramène au moment présent. Voici nos lutteurs qui reparaissent sous le pont du Rialto, ils arrivent, se serrant de près ; quelques-uns distancés, voyant toute chance perdue, vont cacher leur tristesse dans les petits canaux solitaires. Écoutez les frémissements, les applaudissements et les vivat ; cette immense acclamation annonce le moment de la victoire, jusqu’aux extrémités du grand canal ; encore quelques coups de rame et le vainqueur saisit le drapeau rouge. Le second a la bannière bleue, puis vient la verte et enfin la jaune. Sur cette dernière était autrefois brodé un petit porc qu’on donnait en prix, au lieu de la bourse qui accompagnait les trois autres bannières. Ce petit porc était, dit-on, un souvenir du tribut annuel que le patriarche d’Aquilée, fait prisonnier dans une rencontre sur mer, fut par dérision forcé de payer en échange de sa liberté ; trait de caractère national, où l’inévitable épigramme trouve toujours sa place.

À la gloire d’être vainqueur, à la gloire d’être le héros fêté de tout un parti, ajoutons aussi le bonheur de faire fortune : car en outre du prix, l’heureux gondolier saute de barque en barque, et reçoit des spectateurs une pluie de pièces d’argent. Puis le soir et le lendemain, il fait encore une collecte dans les quartiers qu’habitent ses partisans.

Après la course, qui a lieu vers les six heures du soir, chacun remonte en gondole et suit la musique qui parcourt le canal. C’est une confusion telle, une foule flottante si compacte, que les gondoliers ne se servent de leurs rames qu’afin de résister au choc des barques plus fortes, et tout cela marche, on ne sait comment, poussé par le courant et l’entraînement général.

Lorsque la nuit arrive, l’effet est plus magique encore : des feux de Bengale, roses, verts, violets ou blancs, illuminent de leurs nuances éclatantes ces palais doublés par les reflets de l’eau ; réalisant ainsi ces contes de fée où l’on ne voit que des châteaux d’émeraudes, de rubis et de saphirs. Ajoutez à cette décoration toutes les barques qui passent devant ces foyers étincelants, et projettent sur les façades leur gigantesque silhouette ; puis les sons harmonieux des orchestres, reproduits par les échos de marbre de cette cité sonore, cette belle nuit d’été scintillante d’étoiles ; ces femmes éclairées fantastiquement par des feux de couleur, et qui apparaissent sur les balcons pour aspirer la brise de mer, l’harmonie, les regards et les flatteries de la foule, et je ne crois pas qu’il soit possible de rêver un spectacle plus poétique et plus beau !


Le palais Foscari.

Pendant que la régate s’achève, visitons le palais Foscari, aussi intéressant par sa beauté architecturale, que par les souvenirs historiques qui s’y rattachent. Il fut construit à la fin du quatorzième siècle pour la famille Justiniana, par maître Bartholomeo Buono, architecte célèbre de cette époque.

Les Justiniani possédaient aussi le vaste palais contigu, qui est de la même date, du même style, et sans doute du même auteur.

En 1428, Bernardo Justiniano, homme très-illustre, le vendit au Sénat, qui en fit don au marquis de Mantoue ; mais, peu de temps après, le palais, ayant fait retour à l’État, on le mit en vente de nouveau, et ce fut alors que le doge Francesco Foscari l’acheta ; il fit ajouter un étage, afin de changer l’aspect de la Casa Justiniana, et d’avoir le droit de le nommer palazzo Foscari.

Ce palais se compose d’un rez-de-chaussée et de trois étages ; les galeries du premier et du second sont ornées de balcons de marbre blanc et de fenêtres en forme de trèfle, de ce style moitié sarrasin, moitié gothique, dont on ne trouve guère qu’à Venise l’heureux assemblage. L’aspect général en est imposant, et ses grandes proportions le font aisément torregiare, dominer sur les fabriques environnantes. Les détails sont pleins d’élégance ; les quarante-deux fenêtres et portes de la façade, à colonnes de marbre rouge, noir et blanc, avec leurs chapiteaux sculptés, les colonnettes et les petits lions des balcons, en font un des palais les plus beaux de Venise ; et il le serait pour longtemps encore, s’il n’était exposé à crouler par abandon, bien plus que par vétusté. Les fenêtres et les portes arrachées, ouvrant passage au vent, à la pluie, au soleil, aux animaux destructeurs, répandent un air de désolation qui contraste durement avec le luxe passé. On dirait qu’un incendie récent en a dévoré l’intérieur ; qui croirait que ces appartements déserts étaient, il y a peu d’années encore, de la plus somptueuse élégance ! la plupart des plafonds et des murs avaient été peints par Paris Bordone, peintre charmant dont les œuvres sont aujourd’hui bien rares, par Titien qui y travailla six ans, par Tintoret, Paul Véronèze et autres.

Les stucs du célèbre Vittoria ornent encore toutes les cheminées, les portes, les plafonds et les alcôves.

Mais entrons dans cet intérieur désolé : la première fois que j’y pénétrai, j’étais seul ; depuis le matin, parcourant à pied toutes ces ruelles tortueuses (dédale immense dont je n’ai connu le secret qu’après deux années de courses infinies), je m’étais perdu un peu volontairement ; car mon but était de fureter à droite et à gauche, de visiter tous ces intérieurs de cours, d’atrios et d’escaliers si intéressants pour un artiste ; de choisir enfin quelque recoin pittoresque, comme il y en a tant dans cette cité des arts. Je me trouvai devant une porte à grille de fer, dont la forme ogivale, sculptée, blasonnée et dentelée, avait le plus grand air ; elle ouvrait, chose rare à Venise, sur une vaste cour, dont deux côtés étaient fer-