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Denis à Saint-Paul. Vers le rivage s’étend une immense bâtisse, les casernes. De l’autre côté de la rivière sont de nombreuses habitations, et en remontant le courant, on entre dans une énorme fissure béante ouverte au milieu de ce sol volcanique. Les remparts (c’est le nom qu’on donne aux rochers et aux montagnes à pic du pays) surplombent à droite et à gauche, et des colonnes de basalte, souvent courbées à leur sommet, rappellent les anciennes convulsions géologiques qui ont accompagné l’apparition de l’île au-dessus de l’Océan. De ces bouleversements grandioses, de ces violentes commotions nul être n’a été le témoin, mais il en reste des traces toujours vivantes. Elles nous permettent de remonter à la source des faits, et d’assister au moins par la pensée à la formation successive de notre globe.

Comme je me livrais à ces réflexions, j’arrivai en face du bassin de refuge ou barachois, et des ponts en fer et en charpente jetés sur la mer, pour embarquer et débarquer les voyageurs et les marchandises. Après vient le mât des signaux, où l’on annonce les navires. Tel est l’aspect du port de Saint-Denis. Continuant à suivre le rivage, je passai dans les batteries, et débouchai sur une nouvelle promenade plantée de magnifiques filaos. C’est là que les noirs, le dimanche, se livrent à leurs danses échevelées, au son du bobre, de la cayambe et du tamtam. Ces instruments primitifs, aussi simples à manier que faciles à établir, égayent l’enfant de l’Afrique qui, excité par leur bruit, se permet les contorsions les plus licencieuses avec le tacite assentiment de l’agent de police, témoin de tous ces ébats. J’ai vu ainsi sur la place Candide, à l’ombre de filaos séculaires, non loin des vagues qui venaient mourir sur la grève, nègres de Zanzibar, à la taille élancée, au type caucasien, Cafres à la figure sillonnée de hideux tatouages, Malgaches à la chevelure tressée, à la peau bistrée, Mozambiques au nez plissé en grains de maïs, et noirs du Cap à la face stupide, se livrer séparément à leurs danses nationales. Les groupes étaient nombreux et tous les danseurs se tortillaient comme autant de diables. Les uns portaient des plumes dans les cheveux, les autres des grelots autour des jambes et des reins. Beaucoup accompagnaient de cris étranges le bruit non moins discordant de la musique, mais tout le monde était content, et les balancés, et chassés croisés de cet infernal quadrille africain qu’on appelle le sega se succédaient sans cesse ni trêve. Quelques soldats de la garnison, quelques mulâtres, véritables gentlemen qui refusaient de danser, de nombreuses bonnes d’enfants composaient la foule des curieux. Je m’étais glissé parmi les spectateurs et je regardais tout à mon aise ce bal si nouveau pour moi. La partie bien pensante des créoles est absente de ces jeux, soit qu’ils n’y trouvent rien de bien intéressant, soit plutôt parce qu’on néglige à la Réunion toute espèce d’étude de mœurs.

Le Barachois de Saint-Denis. — Dessin de E. de Bérard d’après une photographie de M. Bévan.

Ce n’était pas d’ailleurs par le côté simplement pittoresque que le séjour de Saint-Denis me plaisait. J’aimais aussi à parcourir la ville, dont quelques points méritent de fixer l’attention. C’est la place du Gouvernement, et à côté de l’hôtel du Gouverneur, veuf du chef de la colonie, qui s’est retiré dans les hauts, à Saint-François, au fond d’une paisible et fraîche demeure. La statue de la Bourdonnais, érigée en face de l’hôtel, semble y être posée à dessein, au lieu et place du gouverneur absent. Cette statue est là aussi comme un hommage tardif rendu au plus habile administrateur et à l’un des plus courageux marins de nos anciennes colonies de l’Inde. Injustement calomnié sous Louis XV, qui ne sut pas le défendre, la Bourdonnais fut enfermé trois ans à la Bastille, et mourut de chagrin d’avoir été si mal récompensé. Les habitants actuels de l’île Bourbon et ceux de l’île Maurice, chacun de leur côté, se sont montrés plus reconnaissants et moins oublieux que le roi de France. À Port-Louis comme à Saint-Denis, on a élevé à la Bourdonnais une statue en bronze ; les créoles de la Réunion ont, de plus, doté la fille du célèbre et malheureux amiral.

En quittant l’hôtel du Gouvernement, je remontais la rue de Paris, où la cathédrale, l’hôpital militaire, l’hôtel de ville apparaissent successivement. Plus haut, dans une rue latérale, est le marché ou bazar avec sa population d’Indiennes au type souvent gracieux, aux formes toujours élégantes.