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La rue de Paris se termine par le jardin botanique ou jardin du roi, comme on l’appelle encore. Je le visitai en compagnie du directeur de l’établissement, M. Richard. Toutes les plantes s’y trouvent rangées par familles, et l’étude en est aussi facile qu’agréable. Le bon M. Richard a été directeur, sous le premier Empire, des pépinières de Saint-Cloud. Il a ensuite établi les pépinières coloniales de Cayenne et du Sénégal où il a fondé Richard-Toll. Il partit pour le Sénégal sur le navire qui allait de conserve avec la Méduse. Une jeune femme, qu’il a plus tard épousée, se trouvait elle même sur le fameux navire, et elle est à cette heure une des dernières personnes qui aient survécu au terrible naufrage. Envoyé à la Réunion, M. Richard y a introduit des espèces tropicales nouvelles, entre autres le palmier de Cayenne. Notre botaniste est un de ces vieux savants qui ont beaucoup vu et surtout beaucoup retenu. Sa conversation est pleine de verve et je dois à ce charmant conteur nombre d’anecdotes dont quelques-unes trouvent ici leur place.

Quelques créoles supposent que le jardin de l’État n’a été établi que pour eux, pour leur donner, des salades quand il n’y en a pas au marché et qu’ils ont de nombreux convives à traiter ; pour leur fournir aussi toute sorte de plantes nouvelles, celles même qu’il leur plaît de créer. Or, un jour un de ces messieurs envoie demander à M. Richard de la feuille de grenade. Le botaniste devine une erreur et délivre de la feuille de grenadier.

« Vous n’y entendez rien, écrit le colon, et ce n’est pas la peine que le gouvernement envoie un directeur scientifique au jardin du roi s’il connaît si peu son métier ; mon domestique que je vous envoie avec ce billet vous apprendra, monsieur, à connaître la feuille de grenade.

— Je n’ai pas de leçons à recevoir de vos gens, répondit tranquillement M. Richard, et quant à la feuille de grenade, apprenez, monsieur le créole, que les grenades ne produisent pas plus de feuilles que les œufs de poules ne donnent de plumes. »

Le colon se tint pour battu et ne revint pas à la charge. Mais, quelques jours après, deux belles dames, en quête de fleurs nouvelles, envoyaient demander des fleurs de soufre et des fleurs de bismuth. Le directeur du jardin botanique leur répondit qu’il n’en tenait pas, mais qu’elles pouvaient sûrement s’adresser à leur pharmacien. « Tout ceci prouve, me disait ce bon M. Richard, que le livre de la nature n’est pas encore ouvert pour beaucoup de nos colons et que dans la splendide végétation qui les environne, ils ne voient encore que des fleurs et des feuilles. »

Danse des Indiens. — Dessin de Mettais d’après une photographie.

À côté du jardin botanique est un muséum d’histoire naturelle, que l’excellent M. Morel, avocat, a su rendre digne de la colonie. Oubliant quelquefois Thibonien et Cujas pour Buffon et Cuvier, il a employé ses heures de loisir à devenir un naturaliste distingué, surtout un ichthyologue du plus grand mérite. Sa collection de poissons est une des plus belles qu’on puisse voir ; mais ne le disons pas trop haut, et que ce bruit surtout ne parvienne pas au muséum de Paris, jusqu’aux oreilles de M. Valenciennes M. Morel pourrait bien m’accuser d’avoir trop parlé.

Le préparateur du muséum de Saint-Denis est M. Prudhomme, grand empailleur de poissons, dont il achète les espèces rares et déguste préalablement la chair, le tout aux frais de l’État. M. Prudhomme est un ancien comédien, d’assez de talent. Il a, dans le temps, donné la réplique à Talma, et il le rappelle avec un juste orgueil. Il est doué d’une noble figure, ombragée d’une belle barbe blanche, et malgré ses soixante-dix ans il a encore très-bonne prestance. Il se sent même parfois, dit-il, de vifs retours de sa verve passée[1]. Il a, à la Réunion, dans la comédie et l’opéra-comique, conquis les applaudissements du public, et ne s’est fait siffler qu’une fois pour avoir voulu, dans une pièce allégorique, représenter un fleuve dans un costume trop primitif. M. Prudhomme, en sa qualité d’ancien tragédien sans doute, est un voltairien renforcé, et quand l’évêque de Saint-Denis visite le muséum, il affecte de l’appeler « monsieur, » mais monseigneur le lui pardonne, car ce péché tout véniel est peut-être le seul que commette notre naturaliste. Ses chers poissons occupent tous ses moments, et il veille en même temps à l’entretien du muséum, dont il conserve les collections avec un soin tout paternel.


II

SAINT-PAUL.

La barque et les rameurs de Désiré. — Les premiers temps de la colonie. — La Possession. — Marché en plein vent. — Les oiseaux indigènes. — Ma case. — Pléiades de poëtes. — Celimène. — Le docteur hindou Canacapoulé. — Le père Ponphily. — Le Bernica. — Mafatte. — Aurère.

Au commencement du mois d’avril, je dis adieu à Saint-Denis pour me rendre à Saint-Paul, l’ancienne capitale de l’île. Le batelier mulâtre Désiré m’offrit sa barque et ses six rameurs, et je préférai la voie de mer, au moins jusqu’à la Possession, à la voie de terre, beaucoup plus pittoresque, il est vrai, mais beaucoup trop longue et trop coûteuse.

  1. Ces lignes étaient écrites lorsque j’ai eu le regret d’apprendre que cet excellent homme était mort.