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nous buvions le faham odorant, ce thé de l’île Bourbon, digne rival de celui de Chine, et nous nous laissions aller à d’interminables causeries. Mon hôte me racontait les émouvantes aventures du temps de l’esclavage, à l’époque où les grands marrons infestaient l’île, et avaient choisi comme asile les inaccessibles cavernes sur les flancs du Piton des Neiges. On se rappelle encore à Bourbon et la féroce hardiesse de ces noirs et l’indomptable courage des chefs de détachement, qui allaient les traquer jusque dans leurs impénétrables demeures.

« Jette ta sagaye et rends-toi, » dit un jour Mussard, le plus vaillant de ces chasseurs de noirs, à l’un de ces chefs de bandes sur lequel il était tombé à l’improviste. — « Jette ton fusil, » repartit le Cafre.

Je profitai de mon séjour à Saint-Louis pour étudier plus en détail que je ne l’avais fait jusque-là la culture de la canne et le travail des sucreries. Le mois de juin était venu, et avec lui le précieux roseau arrivait à maturité. Certaines variétés commençaient même à se couronner d’une aigrette violette, qui indique au planteur que le moment de la coupe est proche. Alors les sucreries, jusque-là inactives, entrent en mouvement ; on visite, on répare toutes les machines, et bientôt la coupe commence. La canne est taillée à son pied, débarrassée de ses feuilles et jetée sur des charrettes traînées par des mules ou des bœufs. Elles prennent le chemin de l’usine, où bientôt une nouvelle charrette arrive remplaçant celle qui s’en va. Il n’y a dans le travail ni trêve ni repos, hormis aux heures de repas. La coupe est la vendange des tropiques, et du temps des noirs c’était l’époque des fêtes champêtres et des danses échevelés.

Jeune fille malabare. — Dessin de Mettais d’après une photographie de M. Bévan.

Aujourd’hui, les émigrants de l’Inde ont presque partout remplacé le noir, les cris et les jeux ont disparu, car l’Indou, sombre et mélancolique, est loin d’être aussi expansif que le joyeux enfant de l’Afrique.

À mesure que la coupe se poursuit dans les plantations, la roulaison commence dans les sucreries. Le roseau jeté entre des cylindres de fonte (le moulin) donne un jus aqueux et sucré qu’on nomme vesou. La partie ligneuse de la canne, appelée bagasse, est mise à part et desséchée ; elle forme le combustible qui sert à chauffer les chaudières.

Le vesou tombe dans de vastes bassines en cuivre, ou défécateurs. On le purifie au moyen de la chaux qui précipite les sels terreux renfermés dans la liqueur sucrée, et coagule l’albumine. Le liquide, écumé et décanté, prend alors le nom de sirop, et descend dans des chaudières étagées, en tôle de fer, que l’on appelle les batteries. Elles sont chauffées par le feu ou par la vapeur. Le sirop s’y concentre au degré voulu, et passe enfin dans d’énormes chaudières en cuivre rouge et de forme sphérique, où l’on produit le vide. C’est là qu’ont lieu la cuite et la cristallisation. Une dernière opération, celle du turbinage, consiste à décolorer et dessécher les cristaux par le moyen de toupies métalliques, mues par la vapeur, et faisant plusieurs milliers de tours par minute.

Le système de fabrication du sucre, tel que je viens de le décrire, est le plus perfectionné. Il n’est pas encore en usage dans toutes les sucreries, mais peu à peu les établissements qui sont restés fidèles aux anciennes mé-