Page:Le Tour du monde - 06.djvu/173

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thodes, reconnaissent l’utilité du nouveau système et l’adoptent résolument. Les sucriers de Bourbon sont avant tout gens de progrès, et il est peu de colonies qui soient aussi avancées dans la fabrication du sucre.

Le travail d’une sucrerie est l’un des plus curieux que l’on puisse voir. Les chauffeurs à moitié nus, dégouttant de sueur, sont devant leurs chaudières qu’ils nourrissent avec usure et qui dévorent la bagasse avec une insatiable ardeur. Ceux-ci écument les sirops, ceux-là les décantent. Les uns veillent aux turbines, les autres au moulin et à la machine à vapeur. Le bruit métallique des cylindres, la ronde étourdissante des toupies se mêlent aux cris et aux chants des ouvriers. Au dehors, les cheminées de l’usine vomissent une fumée noire et épaisse, et devant l’établissement les mules du Poitou, attelées à leur charrette qu’on décharge, ouvrent bruyamment leurs naseaux pour respirer à pleins poumons l’odeur agréable qui se dégage de la sucrerie.

La roulaison était sur le point de commencer quand j’arrivai à Saint-Louis. Une vaste usine, qui travaille presque toute l’année, celle de M. Deshayes, était déjà en mouvement, et je m’empressai de la visiter. Tout est là disposé dans une symétrie et un ordre qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Tous les appareils reluisent comme s’ils étaient neufs ; le partout lui-même, en dépit de la mélasse, est d’une irréprochable propreté.

Indiens et nègres de la Réunion. — Dessin de Mettais d’après une photographie de M. Bévan.

Le directeur de ce bel établissement n’est pas seulement un habile sucrier, c’est aussi un intelligent planteur. Une partie du sol qu’il a défriché, aujourd’hui couverte de cannes et naguère encore de blocs basaltiques au lieu de terreau, a reçu de lui le nom de Pierrefonds, qui consacre un succès de plus. Le travail du planteur, comme le comprend M. Deshayes et comme le pratiquent presque tous les colons bourbonnais, demande d’ailleurs une grande expérience. Il faut connaître les différentes variétés de cannes, les terrains qui conviennent à chacune d’elles, la quantité de guano ou d’autres engrais qu’on doit verser à leur pied. Ici l’on cultivera la canne rouge de Taïti ou la canne jaune ; là la canne de Batavia ou bien celle de Chine ; ailleurs il faut combattre le borer, ce ver rongeur qui, s’introduisant dans le roseau, se loge dans le tissu cellulaire, mange le sucre et fait dépérir la tige. Sur un autre point, c’est un champ à défricher et à fumer pour le préparer à recevoir la canne. Enfin, il faut tenir tout son monde de travailleurs occupé et content, et arriver au moment de la coupe et de la roulaison, avec une bande d’engagés disciplinée et assez nombreuse pour que toutes les opérations marchent dans un ensemble parfait.

Les ouvriers que l’on emploie à tous ces travaux divers depuis l’abolition de l’esclavage, sont surtout des immigrants indiens. L’affranchissement des esclaves a eu lieu en 1848, et les noirs ont presque tous refusé de travailler pour leurs anciens maîtres. Émancipés, ils se